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mais c’est si lointain que cela se distingue mal. On prie là ce soir, on prie toujours, car des bruits de musiques, des beuglemens de trompes viennent jusqu’à moi, mêlés à de longues clameurs humaines. Et au-dessus de cette porte, infranchissable, bien que jamais fermée, je vois monter, dans les ténèbres bleuâtres, dans les ténèbres diaphanes de l’air, la prodigieuse pyramide que je sais être un amoncellement de dieux, et dont le faîte dentelé me paraît voisiner avec les étoiles. En ces temps solennels où les prières et les supplications ne cessent point, on allume toutes les nuits, sur chacune des quatre pyramides, au-dessus des quatre portes, une traînée de petits feux qui grimpe jusqu’en haut parmi l’amas noir des sculptures, et qui semble tracer comme un chemin du ciel à travers les groupes étages des divinités de pierre.

L’heure vient où la rue se fait déserte, où l’on commence de clore les devantures en bois des échoppes primitives, et d’allumer les petites veilleuses extérieures, dans des niches sur les murs, pour préserver les maisons des visites de mauvais Esprits.

Et je regarde les marchands terminer leurs comptes de la journée. Ils remuent dans des sacs les toutes petites monnaies rondes du Travancore, celles en argent ou celles de cuivre, en prennent des poignées, comme on prendrait les grains du riz, et les jettent sur leurs machines à compter, qui sont des planches avec des rangées de trous ; dans chaque creux du bois se loge une piécette, et on en sait exactement le nombre quand la planche est toute garnie ; alors on déverse dans une caisse et on recommence. D’autres inscrivent des chiffres et font des calculs, sur des bandes en feuille de palmier séchée qui ont l’aspect des anciens papyrus. Et on se croirait aux vieux âges.

Voici décidément l’beure plus avancée où la vie s’arrête. A part ces veilleuses des murs, et, là-bas, les lumières du temple, tout s’éteint dans le silence. On ne voit plus nulle part les femmes, rentrées dans leurs demeures. Mais les hommes, s’enveloppant de toiles blanches ou de mousselines, et nouant leur chevelure, s’étendent partout comme des ensevelis, devant les portes parmi des chèvres, sous les vérandahs, sur les terrasses ; avec cette répulsion que les Indiens éprouvent pour coucher sous des plafonds ou des voûtes, ils s’endorment dehors, dans la nuit tiède et languide, saturée d’exhalaisons de fleurs et comme cendrée de poussière bleue.