Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous causons un peu, des choses de cette Europe que le prince ne connaîtra jamais, étant tenu par les règles inéluctables de sa caste à ne point quitter le sol de l’Inde. Nous causons des choses littéraires surtout, car il est un affiné et un lettré. Ensuite il m’emmène dans une galerie haute, pour me montrer des ivoires merveilleux, des objets d’art dont il se plaît à faire collection. Et l’heure vient de me retirer.

Je m’en vais à travers la nuit verte des palmes, regrettant de n’avoir pu converser un peu plus profondément avec ce prince affable, dont l’âme doit être si différente de nos âmes. Nous nous reverrons pendant mon. séjour ici ; mais j’ai compris, dès cette première rencontre, que le mystère de sa pensée intime demeurerait pour moi aussi impénétrable que le grand temple. Entre nous, il y a la différence essentielle des races, des hérédités, des religions. Et puis, nous ne parlons pas la même langue, et cette obligation de passer par une tierce personne est un obstacle, une sorte d’écran isolateur qui, malgré la bonne grâce de l’interprète, suffit à tout arrêter.

Dans deux ou trois jours, je serai présenté à la Maharanie (la Reine) qui habite un palais séparé, et qui n’est point l’épouse du Maharajah, mais sa tante maternelle. Les principales familles du Travancore appartiennent à une caste, infiniment ancienne et à peu près disparue du reste de l’Inde, où la transmission des noms, des titres et des fortunes se fait uniquement par les femmes, — qui ont en outre le droit de répudier à volonté leur mari. Dans la famille royale, la Maharanie est l’aînée des filles, le Maharajah est l’aîné des fils de la première princesse du sang. La reine actuelle, ni ses sœurs, n’ayant eu de descendance féminine, la dynastie est fatalement condamnée à bientôt s’éteindre. Et les enfans du Maharajah non seulement n’ont aucun droit à régner, mais ne portent même pas le titre de prince.

Les femmes de cette caste, appelée Nayer, ont presque toutes les traits d’une finesse particulière. Elles se font des bandeaux à la Vierge, et, avec le reste de leurs cheveux, très noirs et très lisses, composent une espèce de galette ronde qui se porte au sommet de la tête, en avant et de côté, retombant un peu vers le front comme une petite toque cavalièrement posée, en contraste sur l’ensemble de leur personne qui demeure toujours grave et hiératique.