Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/258

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la pénombre du soir. On dirait de monstrueuses bêtes brunes, un peu informes, tantôt isolées, tantôt réunies en troupeaux, ou bien empilées les unes sur les autres. Et ce sont tout simplement des blocs granitiques, mais si étranges ! Des blocs qui ont les rondeurs molles des pachydermes et le poli de leur peau ; aucun lien d’ailleurs ne les réunit entre eux, et il semble qu’ils soient venus là séparément, ou qu’on les ait roulés, jetés, amoncelés comme des corps après un massacre. En même temps les grosses branches, les grosses racines des arbres affectent des contournemens de trompe... Et c’est comme si la nature de ce pays avait été obscurément préoccupée, dans tous ses enfantemens, de certaine forme animale particulière, comme si la conception de l’éléphant avait été en germe ici, de toute antiquité, même dans la pensée inconsciente qui façonna le granit des origines.

En vérité, de plus en plus on dirait des éléphans partout, ou bien des embryons d’éléphant ; on est obsédé par ces ressemblances, qui naturellement s’exagèrent à mesure que tout s’assombrit autour de nous dans les bois.

Huit heures du soir. Les orages sourds qui menaçaient se sont dissipés on ne sait comment. Ciel pur, nuit étoilée. Grillons et cigales chantent comme en délire. Le fouillis des arbres est tout vibrant de la joie des insectes.

En avant de nous, on agite des torches. Il y a une foule qui s’avance dans le noir des feuillées. Nous entendons des cymbales et des tambours, un chœur de voix humaines. C’est un cortège, en marche bruyante, sous les banians et les grandes palmes. Eclairés par la flamme des torches, passent une vingtaine de tout jeunes hommes, le torse nu, portant à l’épaule, dans un palanquin très enguirlandé et fleuri, un des leurs qui est vêtu comme un rajah ou comme un dieu : longue robe toute dorée et couronne d’or. Il s’agit d’une fête de mariage, et c’est le nouvel époux que promènent religieusement ses amis.

Onze heures. Je dormais, gisant au fond de ma charrette. On ouvre une de mes petites lucarnes pour me présenter, à la lueur d’un fanal, une lettre timbrée aux armes du Travancore : deux éléphans et une conque marine. Nous sommes au village de Neyzetavaray, et elle vient du Dewan, la lettre ; elle me souhaite la bienvenue de la part du souverain et m’annonce que la voiture est là.