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chaîne des Ghâts, sorte d’épine dorsale de l’Inde, qui fait bonne garde avec ses cimes rocheuses, ses forêts, ses tigres.

Ils vont au trot et au galop, mes bons zébus. Et, sitôt le village disparu, commence une longue, monotone, interminable course, sur un sol d’un rouge de sanguine, entre deux bordures de grands arbres qui imitent nos noyers et nos frênes. Les noyers sont de jeunes banians qui, avec les années, deviendront gigantesques ; des chevelures de racines, çà et là, commencent à leur pousser, descendent de leurs branches vers la terre, pour créer d’autres souches, s’étendre, envahir.

Entre ces deux rangées d’arbres, nous traversons de vastes solitudes, où sont clairsemés des palmiers.

Pour respirer et pour voir, j’ai de toutes petites lucarnes de côté, et, à l’arrière, cette minuscule porte ronde par laquelle, tête baissée, je me suis coulé dans mon sarcophage roulant.

Tout près, comme rivée à moi, suit la charrette des domestiques et des bagages ; les deux longues figures débonnaires des zébus qui la traînent sont mes très proches voisines ; toujours étendu, naturellement, je les vois presque à toucher mes pieds, les inoffensives bêtes trotteuses, que l’on conduit par une simple ficelle passée au travers du nez, et dont les cornes sont recourbées en arrière, couchées sur l’échine, comme dans la crainte de faire involontairement du mal à quelqu’un. Par un prodige d’équilibre, le cocher qui les mène, tout nu et tout en bronze, se tient accroupi à même le timon étroit, les pieds réunis sous le derrière et les mains posées sur les genoux ; il les fouette d’un fin roseau ou bien les excite avec un bruit de bouche comme en font les singes en fureur

Et les solitudes défilent toujours, deviennent presque angoissantes à mesure que l’on s’y enfonce plus avant. De loin en loin, quelque maigre champ de riz, ou de coton ; autrement, le désert, surtout le désert, éclairé au morne soleil du soir.

A l’horizon, la chaîne des Ghâts se dessine. Et c’est comme la muraille du Travancore, que nous franchirons cette nuit, par un défilé unique.

Après les pluies et les verdures de Ceylan, on s’étonne de plaines si desséchées, où l’herbe même ne pousse plus. Rien que ces étranges palmiers à tige grisâtre qui sont plantés çà et là solitaires, et qui à peine semblent appartenir au règne végétal : droits et lisses comme des poteaux géans, enflés à la base et tout