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plus famélique, qu’à l’intérieur du café, mais on y porte aussi les mêmes jaquettes fashionables quoique fantastiquement fatiguées, les mêmes chapeaux genreux, quoique lamentablement déteints, et les mêmes plastrons sang-de-bœuf ou les mêmes nœuds paille ou mauve piqués du scintillement d’une épingle... La misère plane et pèse sur tous ces pauvres gens. Misère chez ceux qui restent à la porte, et qui n’ont même pas, dans leur poche, de quoi payer une absinthe ! Misère chez ceux qui s’entassent autour des tables, et dont beaucoup, en venant là, déjeunent et dinent en même temps, de ces Moules à toute heure annoncées, sur des pancartes !

Tout ce coin de Paris, de la Porte Saint-Denis à la Porte Saint-Martin, est d’ailleurs le quartier de la population « beuglante. » Les bureaux d’agens « lyriques » y pullulent comme les boutiques des brocanteurs autour de l’Hôtel Drouot, et les offices de coulissiers autour de la Bourse. Dans le faubourg, sur le boulevard, dans les rues, presque à chaque pas, vous rencontrez de pauvres diables à « mentons bleus », ou de pauvres filles à figures pâles, qui vont chez le placeur ou qui reviennent de chez lui. Ils sont là comme dans leur pays, et l’ancien Hôtel Brady, où ils logeaient en masse, et qui existait encore il y a peu de temps, était d’un prodigieux pittoresque. Le propriétaire en était aussi le concierge, et vous faisait volontiers visiter son établissement. Complaisamment, tout en fumant un petit bout de pipe courte et noire, il vous menait par ses escaliers sans fin, ses interminables corridors, et vous n’étiez pas seulement là dans les coulisses, mais dans les coulisses des coulisses.

Ce colossal garni traversait tout un pâté de maisons, autour d’une suite de cours d’un aspect fantastique. Hautes de six à sept étages, les murailles étaient comme toutes mitées de lucarnes, et se trouvaient en même temps garnies d’escaliers de bois qui reliaient, du haut en bas, des galeries, d’où pendaient de partout, à perte de hauteur, tout un monde de bardes et de loques, de draps, de bas, de chemises, de pantalons, de jupes et d’édredons.

— Et vous ne logez que des artistes ? demandiez-vous au propriétaire-concierge.

— Oui, vous répondait-il en suçant son bout de pipe, des artistes ou des parens d’artistes...

Et il vous expliquait qu’il avait 400 chambres, qu’il les louait 16 et 18 francs par mois, et que tout son personnel, pour toute