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maintenant le peuple et les salons ? Enfin, et c’est encore une raison de leur pullulement, les bastringues et les « bouibouis » sont presque toujours de « bonnes affaires. » Le premier limonadier venu loue une boutique inoccupée, y dresse une estrade, un décor, y installe un piano, engage cinq ou six chanteurs faméliques, met en chantier quelques fûts de bière, et sa fortune est faite trois fois sur quatre. Les soirées mêmes ne suffisent plus à l’engouement du public, et certains « beuglans » y joignent l’« apéritif-concert, » c’est-à-dire la représentation de cinq à sept. D’autres sévissent à partir de midi, et chantent, dansent, crient, pianotent, grimacent, grincent toute la journée.

Ainsi répandu et multiplié, le débit lyrique devient un sujet d’éludé. Partout, devant sa porte battante, ou à l’entrée de son bosquet, on voit sa pancarte ou son affiche. Partout, on entend ses crincrins, ses échos, ses cris, ses hurlemens, et le nombre des chansons qu’il envoie aux censeurs nécessiterait, paraît-il, d’après les journaux spéciaux, la création d’un nouveau service aux Beaux-Arts. Si insensé que cela paraisse, l’expansion esthétique des Bottines du Marseillais, de Ah ! mon colon, du Melon de l’Auvergnat, de Y a des gueulards, du Dernier Mégot, des Navets, de On s’crève, de Si qu’on serait cul-de-jatte, de J’ peux pas sentir les croqu’morts, constitue, sous notre démocratie, une sorte de mouvement d’État, et détermine les revendications de la presse. Encore un peu, et tous les bras se lèveraient dans la France de Quatre-vingt-neuf, pour réclamer Oh ! Aglaé, ou la Confession de Poilu ; comme ils se levaient, il y a un millier d’années, dans l’ancien monde chrétien et monarchique, pour affranchir les communes ou couvrir le sol de cathédrales !


II

Devant tous ces débits lyriques, on se pose tout de suite une question : d’où vient la tribu d’« artistes, » l’armée de chanteurs et de chanteuses qui y gesticulent et y chantent ? Comment se recrute-t-elle ?

Le café-concert, depuis un quart de siècle, est devenu l’art du peuple. Le fait n’est pas heureux à constater, mais c’est un fait, et l’état de chanteur de « beuglant » fascine un fils d’ouvrier, comme celui de grand peintre ou de grand auteur dramatique peut fasciner un fils de bourgeois. Mais autant, en