Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de toutes les ressources du pays, mais sans en assumer les charges. En d’autres termes, ils comptent, sans faire violence à personne, mettre en valeur les bois, les mines, les produits agricoles, mais ils n’ont nullement l’intention de s’embarrasser, par une intempestive annexion, de quelques millions de sujets qu’il faudrait installer, protéger, et gratifier de terres.

Enfin, une dernière conséquence du tracé mandchourien est la volonté bien arrêtée des Russes de ne laisser aucune autre puissance pénétrer dans la province. Ils veulent bien ronger l’os de concert avec les Chinois, mais non avec les Anglais ou les Japonais. On comprend sans peine cet état d’esprit. Si, en effet, une concurrence européenne ou japonaise venait à s’établir dans la province où se termine le Transsibérien, celui-ci risquerait de n’avoir bientôt plus à son actif que son importance générale comme voie stratégique et de transit. Or, cette importance est assez mince et nous avons vu que l’une des raisons qui militaient en faveur du tracé mandchourien était le désir d’exploiter les parties riches de l’immense province chinoise. En contact avec un voisin actif, la Russie perdrait une grande partie des fruits qu’elle avait espérés de son colossal effort. C’est évidemment ce qu’elle ne veut à aucun prix.

D’ailleurs, tant que se maintiendra l’état de paix, la Russie n’a guère à craindre ici de concurrence. Elle est en effet maîtresse des chemins de fer, puisque la pseudo-compagnie de l’Est-Chinois a un monopole, et un monopole inattaquable diplomatiquement, puisque c’est celui d’une société censée privée. En outre, il est stipulé que la ligne peut devenir la propriété de l’Etat chinois au bout de trente-six ans, par rachat total, et, en tout cas, qu’elle le deviendra purement et simplement à l’expiration du bail de quatre-vingts ans. La Chine ne peut donc, sans léser ses propres intérêts, faire à une puissance autre que la Russie, de nouvelles concessions de voies ferrées. Sans doute, ces considérations n’auraient peut-être pas été suffisantes pour retenir la Chine d’une félonie ou d’une sottise, si elles étaient restées purement platoniques, si le traité n’avait eu de longtemps d’autre consécration que l’apposition du sceau impérial. Mais, une fois que ce traité n’était plus une possibilité, mais un fait, une fois qu’à l’autorisation vague de poser des rails s’était substituée la réalité de ces rails, des wagons et des locomotives qui les suivaient, la Chine, évidemment, devait se sentir bien plus solidement