Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en aperçoit aisément deux principales : une commerciale et une politique. Le Transsibérien a en effet un caractère hybride. A l’origine, ce fut, quoi qu’on en dise dans les sphères officielles, une voie purement stratégique répondant enfin aux alarmes des gouverneurs généraux de la Sibérie orientale, qui, depuis vingt ans, dans tous leurs rapports, signalaient le danger que courait en face de la Chine la colonie russe désarmée, faute de communications avec la métropole[1]. Sans doute on se disait aussi que cette voie servirait à civiliser le pays et débarrasserait la Russie d’Europe des paysans trop pauvres qui l’encombraient. Mais la foi dans le succès commercial de l’entreprise était si faible que, en 1893, le projet disait : « On ne créera de gares de voyageurs qu’aux points où l’on pourra compter sur un sérieux mouvement de passagers, et où un buffet sera indispensable ; encore ces gares seront-elles aussi petites que possible. Les stations seront éloignées de 50 kilomètres. Les bâtimens nécessaires pour l’exploitation seront petits et sans fondations, etc.[2]. » Peu à peu, cependant, avec le succès inespéré de la voie nouvelle, l’idée de son importance commerciale s’affirma. En dépit de toutes les lenteurs, de tous les désordres, le trafic croissait sur le Transsibérien, Ces gares si éloignées durent voir leur nombre doublé, et ce ne fut pas toujours suffisant. Ces stations si modestes et si exiguës durent être en plus d’un point agrandies à deux reprises, comme ce fut le cas, par exemple, à Tchéliabinsk, à Omsk et à Taïga, et on les trouve encore trop étroites. Bref, cette grande entreprise conçue comme un sacrifice national et commencée grâce à de lourds emprunts, sembla devoir devenir une bonne affaire. Or, comme instrument stratégique, le Transsibérien avait pour but de conduire des troupes dans toute l’étendue de la Sibérie, et jusqu’à un port libre de glaces. D’autre part, comme instrument de commerce, il avait pour objet de traverser le plus possible de provinces riches, et d’atteindre au plus vite le Pacifique. On se trouvait donc en face d’une double alternative : si l’on pariait pour la guerre, il fallait, le Baïkal une fois traversé, gagner l’Amour et le suivre jusqu’à

  1. L’affaire de Blagovestchensk a montré la réalité de ce danger. Si, au lieu de quelques bandits mal armés, la Chine avait disposé là de forces sérieuses, la ville eût été prise le plus aisément du monde. Tous y avaient perdu la tête, et l’effroyable noyade de 4 000 paisibles Chinois a traduit à la sibérienne l’excès de terreur éprouvée.
  2. Sibir i viélikaya sibirskaya doroya, 1re édition, p. 299.