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les prix sont ici fort élevés. Si l’ingénieur en chef reçoit 50 000 roubles (140 000 francs) et tels de ses collaborateurs, de 25 à 30 000 roubles (de 60 à 80 000 francs), en revanche, la vie autour d’eux est chère. Un cuisinier russe reçoit 200 francs, un Chinois 125 francs par mois, sans compter ce qu’ils volent. Le beurre frais, qui vient d’Amérique, les indigènes n’en faisant point, coûte de 5 fr. 50 à 8 francs le kilogramme ; le lait coûte 2 francs le litre. Quant au prix des loyers, il atteint la moitié de la valeur réelle de la maison. En revanche, les produits exotiques sont relativement pour rien : à 12 francs la bouteille, on se procure un Champagne de première marque... Dieu sait si l’on en profite !

J’ai fait connaissance à Kharbine avec l’état-major de la construction, et l’impression que j’en ai reçue a été forte. Certes, je n’avais pas adopté les partis pris des Russes contre le Mandchourien, mais j’étais venu, je l’avoue, avec une pointe de scepticisme inquiet. Or, ce que j’avais vu de Mandjouria à Kharbine, c’est-à-dire une voie praticable, sinon achevée, un tunnel en construction, deux grands ponts, dont l’un complètement terminé, et, par-dessus tout, un désert transformé, sinon par la civilisation, du moins par l’industrie, tout cela m’avait favorablement impressionné. Je n’avais pas le temps de parcourir les 500 kilomètres qui me séparaient encore de Vladivostok, mais là aussi, je savais que le service était assuré, et même plus régulièrement que sur la section que je venais de parcourir. En revanche, j’allais bientôt me diriger vers le Sud et gagner le golfe du Petchili. Je ne m’étonnai donc pas de voir l’indignation de l’ingénieur en chef, lorsque je mis la conversation sur les racontars russes ou sibériens : « Nous n’avons eu, s’écria-t-il, qu’une consigne : faire vite. Or, en Russie, on nous a accablés d’insinuations malveillantes et d’injures, on nous a traités de voleurs et de faussaires. Nous n’avons pas voulu répondre : à quoi bon ? Nous étions trop loin pour qu’on pût contrôler ; or, que valaient nos dénégations ? Nous avons travaillé en silence, nous avons supporté les horreurs des troubles, nous avons vu un instant notre œuvre prête à sombrer, et quand, joyeux de la voir enfin sauvée, nous en avons fait les honneurs à des passans, à des voyageurs comme vous, ils ont, au retour, rougi d’être seuls de leur opinion et nous ont insultés avec les autres ! Voilà cinq ans que la plupart d’entre nous n’ont pas vu la Russie, n’ont connu de la