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des grandes gares du parcours, Tsitsikar, Soungari, Moukden, Port-Arthur, subissant des chocs, les transmettant ponctuellement, vous arrêtant court dans des grincemens de ferraille et au milieu des jurons des employés, repartant plus tard pour des destinations qui, dans la nuit, vous semblent mystérieuses, vous éveillant enfin, au matin clair, au milieu d’une suite de rails parallèles, et au son d’une mélopée chinoise fredonnée d’une voix métallique un peu cassée, par un coolie occupé à quelque nettoyage. Telles sont les joies du wagon spécial.

Ainsi donc la locomotive est venue nous prendre discrètement, et, dans la nuit criblée d’étoiles, elle nous a entraînés à une allure dont je ne la croyais pas capable, et qui ne laissait pas d’être impressionnante, tant on se sentait descendre le long des lacets de la pente. Après chaque aiguillage, mon baromètre marque 100 mètres de dénivellation. Dans la nuit, je vois la vallée, compliquée, superbe, se rapprocher avec ses lumières, de petites vitres rouges que l’on devine emmitouflées de neige. Ce glissement inattendu sur une pente raide, ces feux qui se rapprochent subitement, tout cela forme une sensation délicieuse et nouvelle.

Durant toute la journée suivante (10 décembre), nous avons roulé par temps magnifique et grand froid dans la charmante vallée de la Yale, qui, vers Baryme, se frange de grands pics bruns aux formes capricieuses. Le gibier abonde dans ces gorges : faisans, perdrix, tétras, cerfs, etc., et les Cosaques en font de faciles et ineptes hécatombes dont ils se vantent avec un sourire béat.

J’avais remarqué, sur quelques locomotives, la marque : Fives-Lille, et sur d’autres : Cie franco-belge (Valenciennes) ; je m’informai auprès de divers ingénieurs. « Les machines françaises, me répondirent-ils, nous donnent toute satisfaction : elles sont avant tout puissantes, pratiques et simples. Au contraire, les locomotives américaines, surtout les Baldwin, que nous avons ici en assez grand nombre, nous causent des mécomptes : elles sont mal adaptées aux conditions locales, elles se détériorent rapidement et exigent du mécanicien une véritable gymnastique lorsqu’il veut effectuer les diverses manœuvres. » J’enregistre cet éloge d’autant plus volontiers qu’il m’a été répété à mainte reprise, au cours de ce voyage, non seulement par des ingénieurs, que je pourrais suspecter d’amabilité, mais encore par de simples mécaniciens qui ignoraient ma nationalité. Dans le