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paires de jeunes animaux, à robe sombre, mêlée de noir fauve à reflets de feu...

« ... Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue, et piquait le flanc des bœufs... Le O fortunatos... agricolas de Virgile me revint à l’esprit... Je sentis une pitié profonde mêlée à un respect involontaire. Heureux le laboureur ! oui, sans doute, je le serais à sa place, si mon bras devenu tout d’un coup robuste, et ma poitrine devenue puissante, pouvait ainsi féconder et chanter la nature, sans que mes yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre l’harmonie des couleurs et des sons, la finesse des tons et la grâce des contours, en un mot, la beauté mystérieuse des choses... Mais, hélas ! cet homme n’a jamais compris le mystère du beau, cet enfant ne le comprendra jamais... Il manque à cet homme une partie des jouissances que je possède, jouissances immatérielles qui lui seraient bien dues, à lui, l’ouvrier de ce vaste temple... »

Ainsi la bonne Sand, à qui les faits venaient pourtant de donner une si rude leçon sur un autre théâtre, peignait de couleurs idéales le sort d’un paysan qui aimerait la beauté dans les œuvres de Dieu. Eh bien ! la réalité ne semble pas répondre au songe harmonieux de la châtelaine de Nohant. Notre paysan de Warmbronn a certes compris, par un instinct merveilleusement affiné, les beautés de la nature ; il a savouré en gourmet les jouissances esthétiques qu’il doit à sa culture, assurément remarquable chez un homme des champs. Et, malgré tout, il ne nous apparaît pas comme un homme heureux. Il a trouvé trop d’amertume dans le sentiment d’une disproportion choquante entre son mérite éminent et son existence précaire ; il a souffert de se sentir différent de son entourage, d’avoir devancé ses concitoyens par l’évolution de sa pensée. Ses poèmes pourraient nous offrir plus d’un écho de semblables amertumes. Celui qui est intitulé : Ma Patrie les traduit dans un soupir d’angoisse :


Warmbronn fut le lieu de ma naissance, mais bien peu ma patrie. En mon isolement pénible j’ai cherché par mes chants la consolation et la force. J’ai célébré joyeusement les guérets, les prairies, les forêts et les pentes des collines. A présent que mon hymne est à son terme, la consolation me manque, et c’est avec effroi que je descends la pente de mes jours.