Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/807

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du boucher ; s’il recommande de placer dans nos menus le poisson de préférence au bœuf, qui souffre davantage en mourant ; si enfin la petite esquisse du musée de Berlin où l’on voit un enfant blond et joufflu faisant voleter entre ses mains un oiseau captif, lui inspire une émotion profonde : Rubens, dit-il, n’a pas rougi de prêter son pinceau à la représentation des tortures d’un animal. Il en demeure sur son art comme un reflet d’immoralité.

Mais pourquoi, poursuivit mon camarade, s’attarder à ces chicanes de détail. Nous allons, si vous le voulez bien, élever la question, comme on dit dans l’enceinte parlementaire, et établir que celle des droits de l’animal (ou même du végétal et du minéral) n’est qu’un cas particulier d’un problème plus vaste, dont le temps présent doit méditer la solution. Le mérite de Nietzsche a été de le poser en termes précis devant une génération qui en oubliait trop les données : c’est le problème des deux morales. L’une, communiste, égalitaire, sentimentale, mène au socialisme des hommes, mais tout aussi logiquement, nous allons le voir, à celui des animaux. L’autre, individualiste, brutale, et sans autre fondement que la force conduit au contraire à traiter en bêtes de somme le plus grand nombre des humains. Le chemin de la vérité et du bon sens ne peut être qu’entre ces doux excès, et nous nous efforcerons tout à l’heure d’en discerner la courbe prudente. Contemplons d’abord l’aboutissement des deux autres.

Si nous nous plaçons au point de vue de l’école sentimentale, notez bien qu’il faut entendre ici le mot « droit des bêtes » non pas au sens moral ou figuré, comme vous l’imaginez peut-être, mais bien au sens propre et juridique du terme. Après la déclaration des droits de l’homme, nous aurons quelque jour celle des droits de l’animal, qui inspirera les codes de l’avenir. Un juriste distingué, M. Bregenzer, a consacré récemment un ouvrage important à l’étude de la morale animale[1]. Bien qu’assez pratique et modéré dans ses desiderata, il y réclame expressément pour les animaux des droits autonomes, en opposition avec la théorie de l’intérêt humain exclusif, qui est la nôtre et à laquelle nous allons revenir. Sur cette autonomie du monde animal, M. Weltrich est plus catégorique encore : Nous ne voulons pas, dit-il, être appelés les maîtres, mais les protecteurs de

  1. Thier-Ethik, Bamberg, 1894. Voir aussi II. S. Salt, les Droits de l’animal, Paris, Welter. Traduit de l’anglais.