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il se refuse tout, il se livre à un travail acharné, il nage à tour de bras dans les eaux bouillonnantes où tant d’autres avant lui ont sombré. Il s’y soutient, il les maîtrise. D’abord ce fut pour elle… oui, mais ensuite, peu à peu, il aima le succès pour le succès même. Des triomphes répétés, l’ivresse de l’ambition satisfaite lui desséchèrent le cœur ; son idéal changea de nature. Et, pendant des années, Catherine avait attendu ; les rêves d’amour, de gloire, de puissance qui s’étaient succédé en lui finirent par faire place à un rêve unique, celui de l’or, car il avait vu que l’or est le seul roi devant lequel tout s’incline. D’autres femmes sont aussi belles que Catherine et plus riches, pensait-il.

Ici se plaça dans sa vie un chapitre qu’il aurait voulu déchirer, un chapitre très court, mais dont l’effet avait été décisif. Quand, revenu de son erreur, il demanda la main de Catherine, celle-ci répondit qu’elle l’eût épousé volontiers au temps où il pouvait lui offrir un certain Berryman Livingstone qu’elle avait aimé, mais qu’il ne lui offrait plus qu’une fortune dont elle n’avait que faire.

Alors il s’était laissé emporter par le combat pour la richesse. Et il avait gagné, il avait gagné…

Toujours cette rangée de chiffres. Elle ne voulait plus disparaître, qu’il ouvrît ou fermât les yeux.

Il se leva, une malédiction aux lèvres. La maison était silencieuse comme une tombe. En vain attendit-il un bruit quelconque qui eût été le bienvenu, ne fût-ce que le pas d’un de ses domestiques mais non, rien que des chiffres pour lui tenir compagnie. Avec une sorte de terreur, il se réfugia dans sa chambre à coucher, par un besoin instinctif de voir deux visages chéris : les portraits de son père et de sa mère étaient là. Depuis des années, il ne les avait pas réellement contemplés. En cherchant au delà du coloris et de la ligne le secret de la dignité simple de celui-ci, de la grâce souveraine de celle-là, le souvenir de leurs vertus, de leur bonté, de la tendresse sans bornes que ces deux êtres d’élite lui avaient témoignée, remplit jusqu’à le faire déborder le cœur endurci de l’homme d’argent. Il se souvenait qu’enfant, on lui avait dit qu’il ressemblait à tous les deux, et maintenant quelle différence Il s’était vu dans la glace, la bouche méprisante, l’œil froid et rusé, le teint blême… Du haut de leurs cadres, ses parens le regardaient d’un air d’ineffable pitié. Les bras levés vers eux, Livingstone tomba lourdement à genoux. Il y avait