Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/677

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Morangis, il se réfugiera chez son voisin Sartines : les paysans de Viry découvriront l’homme « âpre et dur » qui voulait leur faire manger de l’herbe ; ils le traîneront à Paris sur une charrette, avec un collier d’orties, un bouquet de chardons à la boutonnière, une botte de foin sur les épaules. Foullon à la lanterne ! Cette tête correcte de bureaucrate sera promenée dans Paris au bout d’une pique, « échevelée, défigurée ; l’œil sorti de son orbite descendait sur le visage obscur du mort, la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer. » Ainsi la vit Chateaubriand, sous la fenêtre de l’hôtel où il logeait, dans la rue Richelieu.

Est-ce que la contagion des catastrophes gagnerait tous ceux qui s’aventurent dans cette salle ? Un étranger bizarre y est entré : le comte du Nord, le futur empereur Paul de Russie. Il parle, il divague, sur l’excellente petite toile, tout comme sur son grand portrait par Mme Lebrun, à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. On ne sait s’il faut sourire ou trembler devant ce bouffon inquiétant, campé dans sa taille mal prise avec un air d’égarement et de défi : don Quichotte polaire, chez qui les aspirations chevaleresques finissent en mélancolie noire ou en fureurs maniaques ; candidat à la folie, toujours agité par les songes qu’il rapporte le matin à son ami Rostoptchine ; il s’y voit enlevé au ciel par une force invisible et surnaturelle. Une nuit, il s’éveillera de ses rêves sous l’épée de Benningsen, entre les conjurés qui le dépêcheront dans les ténèbres.

Princes et particuliers, tous les membres de cette société subissent le même envoûtement. D’où tombe-t-il ? Peut-être du portrait juché sur la muraille au-dessus des autres, qui semble les dominer, et fait songer à une araignée au centre de sa toile ; peut-être de cette large face friponne, effrontée, de ces gros yeux à fleur de tête qui promènent sur la compagnie un regard indéchiffrable. Je l’ai signalé plus haut, ce portrait du comte de Cagliostro ; énigmatique comme son modèle, sans âge, peint on ne sait quand par on ne sait qui. Il fallait que le thaumaturge fût ici, continuant sur ces hommes le pouvoir occulte qui mit leurs cervelles à l’envers, prolongeant la fascination à laquelle la baronne d’Oberkirch avouait ne pouvoir s’arracher. Alchimiste, — s’il ne possédait pas l’arcane du grand œuvre, où prenait-il l’or qui ruisselait de ses doigts ? — prophète, — il le fut au moins dans sa Lettre au Peuple français, dans ses prédictions