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qu’elle s’affranchît de la servitude où elle s’était mise du texte des auteurs anciens, qu’on lui permît de discuter leur témoignage et de ne l’accepter que lorsqu’il est conforme à la vraisemblance « Ce qui répugne au cours ordinaire de la nature, disait-il, ne doit pas être cru ; » et certainement il a raison s’il veut dire que toutes les autorités du monde ne peuvent pas nous forcer d’admettre que ce qui n’est pas possible soit arrivé. Il s’agit seulement d’y regarder de près, et de ne pas supposer trop vite qu’une chose extraordinaire soit par cela même impossible. Voltaire s’y est parfois trompé, et c’est ce qui lui arrive précisément à propos de Tacite. Il suffit, par exemple, que, dans l’admirable récit de la mort d’Agrippine, il croie découvrir des incidens dont l’explication lui semble difficile, pour qu’aussitôt il refuse d’y croire. La même raison l’amène à condamner d’une manière générale les jugemens de Tacite et des historiens qui l’ont suivi sur les Césars. Il y trouve des exagérations qui les lui rendent suspects « Dès qu’un empereur romain, dit-il, a été assassiné par les gardes prétoriennes, les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation. » Les horreurs qu’on lui impute, outre qu’elles se discréditent par leur excès même, ont encore pour Voltaire un grave défaut qui l’empêche d’y ajouter foi « C’est, dit-il, qu’elles font trop de honte à la nature. »

Ce n’étaient encore là que des escarmouches peu de temps après, l’avocat Linguet entama un combat véritable[1]. Linguet était une sorte d’aventurier de lettres, comme il y en avait tant alors, besogneux et hardi, très pressé d’arriver, et qui pensait qu’il n’y a pas de meilleur moyen d’attirer sur soi l’attention que de heurter les opinions reçues. Il venait de faire l’apologie des Jésuites au moment où on les chassait du royaume ; il proclamait « que les philosophes sont les pires ennemis de l’espèce humaine, » et qu’on ne peut pas rendre un plus mauvais service aux hommes que de les éclairer ; il malmenait Montesquieu, que tout le monde portait aux nues, refaisait à sa mode l’Esprit des Lois, et, en attendant qu’il traînât Cicéron dans la boue, il s’avisait de dire des injures à Tacite. On les trouvera dans le livre qu’il a intitulé Histoire des révolutions de l’empire romain, livre médiocre et dont la meilleure partie et la plus curieuse est certainement

  1. Voyez, sur Linguet, le livre si intéressant de M. Cruppi.