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plus réservé. Mais est-ce bien nous qui avons pris l’initiative de la rupture, ou n’est-ce pas plutôt la Porte ? C’est la Porte incontestablement, et sa seule habileté dans cette affaire a été de rendre la rupture inévitable à propos de créances dont les désinences importunes devaient sonner assez mal aux oreilles françaises. Elle avait prévu qu’il en résulterait quelque incertitude dans l’opinion : voilà pourquoi elle n’a pas hésité à prendre l’attitude que l’on sait. Et alors il a bientôt cessé de s’agir uniquement de Tubini, de Lorando et de leurs créances ! En moins de vingt-quatre heures, la question avait complètement changé de face. C’était la France elle-même qui était en cause ; c’était son prestige dans un pays et sur un gouvernement où il n’est pas seulement un mot sonore, mais une force active et déterminante. Combien de fois n’arrive-t-il pas, au cours de la vie, que, dans la défense d’un intérêt auquel on n’attache en somme qu’une importance de second ordre, mais qu’on soutient tout de même parce qu’on n’a pas le droit de l’abandonner, on rencontre chez son adversaire une mauvaise volonté générale et des procédés désobligeans, signes chez lui d’intentions nettement offensives ? Le conflit prend aussitôt un autre caractère. Eh quoi ! dira un observateur superficiel, vous mettez pour si peu de chose la main sur la garde de votre épée ; vous la tirez même à demi du fourreau ! Jugement inexact : ce qu’on repousse ainsi, ce n’est pas une prétention discutable, mais un procédé intolérable. S’il n’était pas relevé aussi vertement qu’il doit l’être, c’en serait fait pour jamais de la considération ou de l’autorité de celui qui s’y serait soumis.

On peut être surpris que la Porte ait osé prendre à notre égard une pareille attitude. Cet étonnement a été partagé par tous ceux qui ne sont pas au courant de l’état d’esprit qui règne à Constantinople. Dans un autre temps, une menace aussi sérieuse que celle du départ de notre ambassadeur aurait suffi pour amener le Sultan à composition : pourquoi les choses, cette fois, ne se sont-elles pas passées de la sorte ? Il faut bien le dire, c’est que notre prestige a diminué en Orient, ce prestige dont les nations occidentales ont besoin pour se faire respecter, et auquel l’emploi de la force peut seul suppléer en attendant qu’il le rétablisse. Le fait n’est que trop réel. Il tient à des causes nombreuses, dont la principale n’est pas, comme on le répète si souvent, notre abstention lors des massacres d’Arménie. La France, quoi qu’on en ait dit, n’avait aucun devoir particulier à remplir au moment de ces massacres, et, puisque les autres puissances se sont abstenues également, il n’y a aucune raison de rejeter sur elle seule la responsa-