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arbuste odorant… Mais toi-même, ô mon ami, en vérité je te reconnais. Tu marchas dans les rangs de l’armée d’Emilius envoyé contre les Cattes. Te souvient-il de ce jour orageux, et de la jeune femme qui te versa ce lait délicieux de fraîcheur ? Joyeux guerrier de jadis, as-tu donc oublié Clelia ?


On trouve une inspiration plus singulière dans le souvenir confus d’une sorte de jugement de Paris, et d’un rôle, qui, nous allons le voir, sied fort bien à l’amoureux constant du monde végétal. Apercevant au bord du ruisseau trois jolies plantes agrestes, le géranium des prés, l’herbe sanglante (lythrum salicaria), et la chevelure de Hilda (spirea idmearia) le promeneur reconnaît trois nymphes des ondes sous ce déguisement gracieux[1] :


Trois nymphes appelèrent jadis le chanteur à prononcer entre elles. Quelle est, dirent ces coquettes, la plus belle d’entre nous ? Et il donna le prix à l’avenante Spirée. Elle en remercie depuis lors par son parfum délicieux toute créature humaine, car elle ignore quel est précisément celui qui la couronna jadis. Mais, pour moi, qui suis ce même aède dont tu reçus dans le passé la couronne précieuse, la mémoire en vit toujours en mon âme, témoignage assuré d’une existence antérieure, et garantie de ma mission divine. O ma belle, tandis que tu exhales ta reconnaissance en hymnes parfumés, le souvenir ne te revient-il pas parfois, comme en un éclair, de celui qui te lit triompher ce jour-là ?


Toutefois, comme au temps de Pythagore, bien rares demeurent aujourd’hui, ces bonnes fortunes du souvenir, et, le plus souvent, nous devons renoncer à retrouver les traces du passé décevant des êtres. « Tandis que nous nous efforçons à ressaisir ces heures envolées, le vertige s’empare bien vite de notre cerveau, qui abandonne un inutile effort. Le fil est trop difficile à suivre[2]. »

Aussi est-ce d’ordinaire la migration de l’âme privée de mémoire, la palingénésie de Schopenhauer que nous rencontrons sous la plume de Wagner. Beaucoup plus poétique que métaphysique d’ailleurs, cette croyance lui montre, dans les fleurs, dans les papillons, dans les petits oiseaux, des couples d’amoureux[3], des personnages historiques reparus sur la terre[4], mais surtout des êtres chers à son cœur[5], suivant le caprice

  1. Présens votifs, p. 39.
  2. Ibid., p. 23.
  3. III, 57.
  4. III, 19.
  5. II, 20, III, 18. etc,