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matière d’un beau conflit moral. Les rois n’ont pas les mêmes droits que le commun des mortels : ils ne peuvent venger leurs injures personnelles, car ils ne s’appartiennent pas. Celui dont on va nous conter la déplorable histoire a été outragé dans son honneur de mari, frappé dans son amour de père. Il apprend que son futur gendre a été l’amant de la Reine. Or de la conclusion de ce mariage dépend le salut de l’État !…

Bien que cette idée de l’abnégation personnelle imposée aux rois ne soit pas neuve, et bien que la situation d’un mari découvrant que son futur gendre a été l’amant de sa femme, ait été exploitée dans maint drame bourgeois, on pouvait nous y intéresser encore, mais à la condition d’en trouver l’expression dramatique et d’y engager des personnages qui fussent des êtres vivans. Les personnages du Roi sont des conceptions abstraites, des entités. C’est le Roi, c’est la Reine, c’est la fille du Roi, le frère du Roi, le conseiller du Roi, etc. On a soigneusement éliminé de ces figures ce qui pouvait, en les individualisant, les faire vivre. Ce sont d’insaisissables fantômes, pareils à ceux qui errent dans les dernières tragédies du classicisme agonisant. Comme ils n’ont ni chair, ni sang, ni muscles, ni nerfs, ces êtres de raison ne sont accessibles qu’au raisonnement ; mais un raisonnement est sur eux tout-puissant et emporte leurs plus fières résistances. Presque tous, nous les avons vus opposés au mariage de la princesse. Il suffit d’un quart d’heure de conversation : ils s’inclinent. D’ailleurs l’unique argument auquel tous viennent se heurter est sans réplique. Ou la princesse épousera le prince Stephen, ou une guerre éclatera, dans laquelle l’État est assuré de sombrer. Une telle alternative enlève toute envie de marivauder. Fantasio, pour épargner à la princesse Elsbeth un mariage qui lui déplaît, pêche au bout d’un hameçon la perruque du prince de Mantoue. Mais Fantasio est un gamin qui s’est déguisé en fou. Il n’y a dans le Roi aucune espèce de gaminerie. Ces gens sont extrêmement sérieux. Ils se rendent très bien compte des dangers qui les menacent : c’est la guerre étrangère et c’est l’émeute. Cela même retire au conflit de sentimens imaginé par M. Schéfer beaucoup de sa valeur et aussi de sa vraisemblance. Quand on a le couteau sur la gorge, ce n’est pas le temps de délibérer. Et quand on va être reconduit à la frontière à coups de fusil, l’importance des ennuis de famille diminue et se rapetisse jusqu’à l’infini.

Encore les deux premiers actes se tiennent-ils assez bien ; mais le dénouement, ce dénouement de discorde, auquel l’auteur tenait mordicus, a achevé de tout perdre. Le Roi abdique pour se battre en duel