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Versailles ; toutes les figures historiques y surgissent, jusqu’à celles qui parlèrent encore à nos oreilles, qui demeurent gravées dans nos yeux.

Tout à l’heure, dans le cabinet du grand Dauphin, entre les paniers de Mesdames et les bustes des philosophes, une de ces figures obsédait mon souvenir. — C’était au mois d’avril 1871, dans le temps que la Commune tenait Paris et menaçait Versailles. Les services des Affaires étrangères campaient dans les salles des Maréchaux. J’y vins chercher mes passeports pour me rendre à notre ambassade de Constantinople. À l’extrémité de ces pièces où des commis expédiaient leurs écritures, on m’introduisit dans le cabinet du Dauphin et du Régent. Jules Favre y travaillait. Nul de ceux qui le virent à ce moment n’a pu oublier cette physionomie ravagée, décomposée, mal remise du supplice de Ferrières, de la lutte inégale contre le terrible adversaire dont on nous rapportait naguère ce ricanement : « Je crois que Jules Favre commençait à me prendre pour une assemblée publique… » Le ministre de la Défense était littéralement ployé sous le poids de ses malheurs, des nôtres. Il travaillait sur le bureau des anciens rois, essayant d’arracher quelques concessions au souverain qui venait de ceindre la couronne impériale dans la Galerie des glaces, au-dessus de ce cabinet. Je le revois toujours, le vieil avocat brisé de douleur, tel qu’il m apparut à ma première visite dans cet appartement du Dauphin ; il y occupait alors la place des princes dont les portraits sont revenus prendre la sienne.

Ainsi les souvenirs se rejoignent et se confondent, dans le château de Versailles, cependant que l’immense paix du soir tombe sur la nappe verte des bois, sur les bassins assoupis, suites blanches statues. Une fois encore, les lueurs fantastiques du couchant rallument dans les vitres de la galerie les feux éteints, elles y raniment la vie, toutes les vies du passé. La plainte funèbre d’Eurydice va soupirer là-haut, sur le clavecin de la Reine ; ou, plus lointaine dans ces tribunes du jardin, l’ariette de Lulli sur les basses de viole qui versèrent l’amour à La Vallière, à tant d’autres Psychés délaissées par le jeune dieu… « Il y avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient… »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.