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suivrait ne varietur la route indiquée sur les plans officiels par un seul et unique tracé s’adaptant aux trois cas considérés… Et voici que le Standart, prenant la tête, s’engage résolument, du premier coup d’hélice, entre nos deux colonnes, au lieu de passer au nord ! Bien plus, comme il a très rapidement levé son ancre, justement du côté où ni le Cassini, ni les torpilleurs d’escorte ne le pouvaient voir commodément, il prend une forte avance, il passe tout seul au milieu de l’escadre et, ma foi ! la scène n’y perd rien en majesté, au contraire ! (Est-ce que vous ne trouvez pas qu’on devrait bien laisser faire un peu à leur guise les chefs d’Etat ? Ils ont l’habitude, le tact, l’instinct juste… et ils adorent l’imprévu. Avec ça, on a l’impression qu’ils sont en espièglerie réglée avec le protocole…)

Tant y a que le Standart est tout proche… attention ! Les sept hourrahs du Formigny sont terminés. C’est à nous ! — Nous crions, nous regardons, nous crions en regardant, nous regardons en criant, et au total, il me paraît que notre curiosité fait un peu tort à nos hourras. Ou bien peut-être le rythme en était-il trop lent, trop réglé, trop cérémonieux. Ceux des marins du Standart qui nous répondent, — hum ! ce qu’il a fallu avaler de voodka après trois quarts d’heure d’horloge de cet exercice vocal ! — ceux des marins russes, donc, sont beaucoup plus vifs, plus rapides, plus spontanés. Ils n’attendent pas les coups de sifflet du maître et ça n’en va que mieux. M’est avis, — qu’on me pardonne une opinion aussi hasardée ! — que nous sommes en tout cela trop roides, trop compassés, trop « gens du Nord, » et que ces manifestations de joie à la baguette, cet enthousiasme exactement cadencé, ne sont ni dans le goût de la nation, ni surtout dans le tempérament de nos marins. Et d’abord le Français ne peut rien faire sans gestes… Comment voulez-Vous qu’il crie de tout son cœur, si vous lui clouez les mains sur des rem bardes ?…

— Bien ! très bien !… Mais du Tsar, du Président, que dites-vous ?

— Le Tsar, le Président, tous deux seuls sur la passerelle supérieure du Standart, saluaient, saluaient… et regardaient le Charles-Martel qui est beaucoup plus beau que le Fontenoy. Dans la grande lumière diffuse tombant d’un ciel à demi voilé, c’étaient des silhouettes amincies, se détachant en gris foncé sur le gris pale, bleuté, de l’immense toile de fond.