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pouvaient pas coexister ; il fallait que l’une triomphât de l’autre ; et tandis qu’ailleurs, en Espagne ou en Angleterre, la tragi-comédie l’emportait, il est bien puéril de regretter que nos Corneille et nos Racine ne soient pas des Shakspeare, puisque la tragédie française n’est en quelque sorte née que de la défaite de la tragi-comédie. A qui profiterait-il, et à quoi, que Raphaël ne fût qu’une espèce de Rembrandt, et Rembrandt, si je l’ose dire, une sorte de Raphaël ?

Les péripéties de la lutte sont intéressantes à suivre dans le théâtre de Jean de Mairet, dans sa Virginie, dans sa Sophonisbe, dans son Grand et dernier Soliman, dans le théâtre de Jean de Rotrou, dans son Saint-Genest ou dans son Wenceslas, dans les tragédies encore de Pierre du Ryer. Du Ryer, Rotrou, Mairet, ce sont, comme l’on sait, autant de prédécesseurs ou de contemporains de Corneille, et il est vrai que, de leurs tragédies, les deux plus vantées, le Saint-Genest et le Wenceslas, datent respectivement de 1645 et de 1647, neuf et dix ans après le Cid. Mais elles n’en relèvent pas moins d’une poétique antérieure à celle de Corneille, et précisément cette poétique est celle de la tragi-comédie. Ni Mairet, ni Rotrou, ni ce Tristan l’Hermite dont on a voulu récemment faire « un précurseur de Racine » n’ont connu, je ne dis pas les ressources, mais l’objet de leur art ; ils en ont rejeté les contraintes, sans se douter que ces contraintes, y compris celle des trois unités, faisaient l’une des conditions de l’impression tragique ; ils ont littéralement « prostitué » l’histoire, comme Rotrou, dans son Wenceslas, à des inventions de leur cru, dont elle n’est que le passeport ou l’enseigne mensongère. Ou, inversement, quand ils ont prétendu, comme du Ryer, l’imiter de plus près, ils n’y ont pas su distinguer le dramatique du simple héroïque, — voyez à cet égard le Scévole (Mucius Scévola) et demandez-vous ce qu’il y a de dramatique à étendre sa main au-dessus d’un brasier ardent, — et ils n’ont abouti qu’à des espèces de chroniques dialoguées. Le problème, si l’on ose ainsi dire, était de fondre ensemble cet instinct de grandeur qui poussait le poète à chercher ses sujets dans les annales héroïques de l’humanité, avec ce genre d’intérêt qui consiste, pour une large part, dans l’inattendu de l’intrigue. C’est Pierre Corneille, avec le Cid, qui y a réussi le premier.

Mais, avant d’aborder cette seconde période de l’histoire de notre tragédie, il est indispensable de dire quelques mots de ce