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de cette empreinte, et je conviens d’ailleurs qu’en l’absence des textes, il ne lui était pas facile de le faire. Nous sommes donc fondés à dire qu’en dépit des titres et des noms qu’on apporte, « il n’y a pas à proprement parler de tragédie romaine. » Les Romains se sont exercés dans la tragédie, et nous pouvons admettre, si l’on le veut, qu’ils y aient brillamment réussi, mais il n’y a pas de tragédie latine. Ou, en d’autres termes encore, on ne saurait trouver une conception de la tragédie qui soit propre à Nœvius ou à Pacuvius. La langue seule de leurs pièces est latine, tout le reste en était grec. Ils n’ont été dans la tragédie que les imitateurs de leurs maîtres. Je crois bien que ni les Allemands, dans leurs dissertations, ni Désiré Nisard n’ont voulu dire autre chose.

Ce qui m’engage particulièrement à le croire, c’est que Nisard l’a dit en songeant à Sénèque, dont il avait comme nous les neuf ou dix tragédies sous les yeux, et avec l’intention d’expliquer par des raisons de doctrine le peu de cas qu’il en faisait. Si les tragédies de Sénèque, — sa Troade, son Thyeste, son Hercule furieux, son Œdipe, sa Médée, sa Thébaïde, son Agamemnon, son Hercule mourant, son Hippolyte (la dixième est une Octavie), — toutes empruntées de la légende grecque, ne sont que des déclamations rythmées, c’est que telle était, nous dit Nisard, la tradition du génie latin en matière d’art tragique, et je crains, — pour l’honneur ou la gloire des lettres latines, — que Nisard, tout compté, n’ait raison. Il a seulement trop déprécié Sénèque, ou du moins il ne lui a pas tenu compte de l’influence qu’il devait un jour exercer, et il n’a pas reconnu les raisons de cette influence. Sénèque, dans l’histoire de la littérature latine, et Plutarque, dans l’histoire de la littérature grecque, sont les deux premiers écrivains que l’on puisse considérer comme cosmopolites, citoyens du monde autant que de Cordoue et de Chéronée, ou même de Rome, et, pour cette raison même, prédestinés à devenir, dans l’Europe de la Renaissance, les modèles des Français aussi bien que des Espagnols, et des Anglais comme des Italiens. (Cf. sur ce point : A.-W. Ward, A history of English dramatic Literature ; Londres, 2e éd. 1899.)

Mais, avant d’en venir aux temps de la Renaissance, faut-il essayer de ressaisir au moyen âge quelque trace de la tragédie ? La question revient à celle de savoir si l’évolution des Mystères fait ou non partie de l’histoire de la tragédie ? Historiquement