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grecque avait donné ses chefs-d’œuvre et, par eux, épuisé la fécondité de sa propre notion. Il ne nous reste rien ou presque rien des successeurs d’Euripide : Aristarque, Néophron, Ion de Chios, Acheos, Agathon, Théoclecte, Chérémon, d’autres encore dont les noms seuls nous sont parvenus. Aristote nous dit du dernier, dans sa Rhétorique (III, 12), « que ses œuvres étaient plutôt faites pour être lues que pour être représentées. » Nous inclinerions à croire qu’on en pourrait dire autant de tous les autres. Le même Aristote loue encore, dans sa Poétique (IX, 1), la Fleur d’Agathon, « où tout, dit-il, est d’invention, les choses et les noms, et qui n’en est pas moins agréable. » Nous le voulons bien ; mais, et nous en avons indiqué quelques-unes des raisons, sur lesquelles nous reviendrons plus loin, une tragédie « toute d’invention » n’est pas une tragédie.

La vérité, quoi qu’on en pense et quoi qu’en disent certains critiques, par complaisance pour les auteurs, — et aussi parce qu’on n’aime pas vivre en des temps pauvres de chefs-d’œuvre, — la vérité, c’est que les genres s’épuisent ; et il ne faut pas dire qu’après les Eschyle, les Sophocle, les Euripide, s’il naissait d’autres Euripides, d’autres Sophocles, et d’autres Eschyles, on verrait renaître avec eux des Iphigénie, des Œdipe à Colone, et des Agamemnon, mais il faut dire que l’épuisement du genre les empêcherait d’en écrire, et ils seraient autre chose, et de plus grands poètes, si l’on veut, mais non pas des tragiques. Pendant quatre ou cinq siècles qu’a encore après eux duré la littérature grecque, il n’est pas du tout prouvé, ni même probable qu’il ne soit né des poètes qui, en d’autres conditions, eussent été Euripide, Sophocle ou Eschyle, mais ce qui est certain, c’est qu’aucun ne l’a été, et, au rebours de ce que l’on croit, la cause en est que les conditions extérieures sont demeurées trop semblables pour eux. Ni les genres en particulier, ni l’art en général ne se renouvellent d’eux-mêmes ou de leur fond, et l’intervention du génie, si quelquefois, très rarement, elle contrarie l’évolution d’un genre, s’y insère, le plus souvent, pour la hâter en s’y adaptant. C’est la civilisation tout entière qui doit être renouvelée, dans son principe et dans sa forme, pour que l’art se renouvelle et que les anciens genres, dans un milieu nouveau lui-même, recommencent à vivre d’une vie vraiment féconde. L’histoire de la tragédie grecque nous en est un exemple : l’histoire de la tragédie française nous en servira tout à l’heure d’un second.