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donc plutôt que, dès le temps d’Eschyle, la tragédie s’est comme détachée de ses anciennes origines ; il a coupé le cordon ombilical ; quelque émotion de terreur ou de pitié que nous communique le drame, elle est devenue tout humaine ; et, déjà, la volonté du héros, rien qu’en se dressant contre la puissance mystérieuse des choses, a comme obligé la fatalité de reculer à l’arrière-plan de la vie.

On le voit mieux encore dans la tragédie de Sophocle, fils de Sophillos, né à Colone en 497 ou 495, et mort en 405, plus que nonagénaire. De cent trente ou cent vingt-cinq pièces qu’il avait, dit-on, composées, — j’avoue que ces chiffres m’étonnent toujours, et j’ai peine à concevoir qu’un Sophocle même ait pu donner tous les ans, pendant soixante ans, deux Antigone ou deux Œdipe à Colone par an ! — la jalousie du temps ne nous en a conservé que sept : Ajax, Philoctète, Electre, les Trachiniennes, Œdipe roi, Antigone et Œdipe à Colone. La plus ancienne est Ajax, qui doit être antérieure à 440, et la plus récente, qui en est séparée par plus d’un demi-siècle, puisqu’elle ne fut jouée qu’après la mort du poète, est Œdipe à Colone. Agé qu’il était de plus de quatre-vingt-cinq ou six ans quand il l’écrivit, car nous savons que son Philoctète, qui précède Œdipe à Colone, est de 409, on ne s’étonnera pas que ce soit la « moins dramatique » de ses tragédies : Antigone, Electre, Œdipe roi en sont les plus caractéristiques.

Une comparaison de l’Œdipe roi de Sophocle avec l’Agamemnon d’Eschyle ferait bien ressortir la différence du génie des poètes, et d’autant mieux qu’après ou avec celle des Atrides, il n’y a guère, dans la légende grecque, de famille plus tragique que celle des Labdacides. Cependant on ne respire point dans la tragédie de Sophocle l’atmosphère d’horreur si caractéristique de la tragédie d’Eschyle ; on n’y éprouve point, quelque dramatique et pressante que soit l’intrigue, la même sensation d’oppression ; et, dans le court espace de vingt-cinq ou trente ans peut-être, « on sent qu’on a changé de cieux. » C’est, aussi bien le caractère du théâtre de Sophocle, tel que nous pouvons le déduire de ses pièces et du témoignage de l’antiquité tout entière. Quelque chose de sombre planait encore sur tout le théâtre d’Eschyle ; l’aspect général en avait je ne sais quoi de « cyclopéen » et de démesuré : le théâtre de Sophocle est « lumineux, » et baigne, pour ainsi parler, dans la clarté légère du ciel attique. Une