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« qu’après s’être hasardée dans plusieurs directions, la tragédie se fixa, ἐπαύσατο (epausato), lorsqu’elle eut enfin reconnu sa véritable nature. » Ce qu’il y a de certain, c’est que la matière habituelle, et on pourrait dire classique, de la tragédie grecque, est épique, étant légendaire, et tout entière, ou à bien peu d’exceptions près, empruntée d’Homère, d’Hésiode et de leurs continuateurs, les poètes des Nostoi ou Retours. On appelait de ce nom générique les poèmes dont le sujet était le récit des aventures des héros de la guerre de Troie à la recherche de leur patrie. L’Odyssée en était le principal. Mais toutes les aventures ne sont pas « dramatiques, » ni surtout « tragiques, » et quelques-unes de celles d’Ulysse même en peuvent servir de preuve ! Il y faut certaines conditions. Quelles sont ces conditions ? C’est ce que nous allons discerner en abordant l’évolution, non plus théorique ou conjecturale, mais historique, de la tragédie grecque.

Passons donc rapidement sur les successeurs immédiats de Thespis : Chœrilus d’Athènes, qui vivait au temps de la 64e Olympiade (524-521) et dont on place la mort aux environs de 480 ; Pratinas de Phlionte, dont tout ce que nous savons, c’est qu’il concourut avec Eschyle et Chœrilus dans la 70e Olympiade (500-497) et Phrynichos d’Athènes, dont nous avons déjà cité le nom. Nous connaissons les titres de neuf des pièces de ce dernier : les Égyptiens, Alcée, Antée ou les Libyens, les Danaïdes, la Prise de Milet, les Femmes de Pleuron, Tantale, Troilos et les Phéniciennes. On lui attribuait l’introduction des rôles de femmes dans l’intrigue tragique, et, — quoi qu’il en soit de la réalité du fait, — la légende ou le symbole, si c’en est un, quand on le rapproche du genre d’émotion sentimentale excité par la Prise de Milet, pourrait servir à indiquer la nature de son talent. C’était vraisemblablement un talent d’élégiaque, et ses tragédies, toutes lyriques encore, étaient un peu pauvres d’action, mais riches de poésie, de pathétique, et de mélodie.

C’est à ce moment que parut Eschyle, fils d’Euphorion, natif d’Eleusis, près d’Athènes (525-456), le premier des grands tragiques grecs, et on n’ose dire le plus grand, mais assurément le plus « religieux, » dont la gravité ressemble à celle d’un mage ou d’un hiérophante, et celui des trois qui a élevé le plus haut la dignité de son art. Son œuvre entière ne comprenait pas moins de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pièces ; il nous en est parvenu sept, qui sont : les Suppliantes, les Perses, les Sept contre