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l’intérêt, se subdivisa d’abord en plusieurs rôles, puis, dans chacun de ces rôles, elle prit chaque jour plus de variété. »

La raison n’en est pas difficile à donner. La présence du chœur, c’était, dans la tragédie grecque, le souvenir de sa première origine, et, pour ainsi parler, sa marque de naissance. Mais c’était aussi le lyrisme, et, aussi longtemps que le lyrisme persisterait dans la forme tragique, celle-ci ne pouvait atteindre la plénitude, ni par conséquent la perfection de son genre. Car le lyrisme et le dramatique s’opposent contradictoirement l’un à l’autre, ou, si je puis ainsi dire, s’empêchent l’un l’autre d’exister, et surtout de se développer. Expression et triomphe de la personnalité du poète, le lyrisme interpose toujours entre l’acteur et le spectateur un personnage étranger à l’action. L’action proprement dite en est arrêtée, suspendue ou ralentie. Quelque opinion que le chœur exprime, elle est extérieure à l’action de la tragédie. Le poète reparaît toujours dans les lamentations ou dans les réflexions qu’il lui prête. L’objectivité du sujet en est gravement atteinte, quand elle n’est pas tout à fait détruite. Nous n’avons plus sous les yeux les événemens eux-mêmes, mais le reflet des événemens dans l’imagination du poète. C’est pour ce motif que, « le principe d’action qui était dans la tragédie se dégageant de plus en plus, il a fallu de toute nécessité qu’elle sacrifiât ceux de ses élémens qui étaient impropres à l’action. » Nous verrons plus loin, dans des conditions tout à fait différentes, le même phénomène se reproduire, et la tragédie française, deux mille ans après la grecque, travailler obscurément, pour achever de se constituer, à l’élimination des mêmes élémens lyriques.

Un dernier pas restait à faire, et, après s’être en quelque manière purgée de l’élément lyrique, dont la persistance embarrassait son développement, il fallait que la tragédie grecque se libérât de ce qu’elle avait encore, à ses débuts, de trop voisin de l’épopée. Il est arrivé deux ou trois fois aux Grecs de s’essayer dans la tragédie historique. Un prédécesseur d’Eschyle, Phrynichos, fils de Polyphrasmon, était l’auteur d’une Prise de Milet, dont Hérodote nous a conté qu’elle fit fondre les Athéniens en larmes ; et l’on sait que les Perses d’Eschyle nous ont été conservés. Il semble aussi qu’il y ait eu des tragédies de pure invention, et peut-être Aristote songeait-il à la variété de ces essais successifs quand il écrivait dans sa Poétique (IV, 3)