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du même coup à leur enthousiasme d’autrefois pour les Contes des Collines et les Trois Soldats. Mais la déception de ces Américains n’est peut-être pas tout à fait sans excuse. Car les premières œuvres de M. Kipling, surtout pour un public anglais ou parlant anglais, étaient si amusantes que personne n’y cherchait que son amusement : tandis que ce Kim, par cela même qu’il est ennuyeux, laisse apercevoir plus clairement, et comme à découvert, un autre défaut plus profond, sinon plus grave, qui se trouvait caché au fond de chacune des œuvres précédentes du brillant écrivain.

Ce défaut consiste en une certaine inconscience morale, qui fait que les personnages même les plus divertissans de M. Kipling apparaissent, au total, de vilains personnages. Et non pas de truculens coquins, comme ceux que se plaisait à inventer la fantaisie de H. L. Stevenson : mais des êtres d’une âme médiocre, et qui, sans leur drôlerie, choqueraient d’autant plus qu’on sent que l’auteur a plus d’égards pour eux. Ainsi le petit Stalky et ses condisciples, le long de trois cents pages, ne s’occupaient qu’à tourmenter leurs maîtres ou à rouer de coups leurs camarades plus petits, sans penser une seule fois à nous faire voir un sentiment généreux, ou simplement honnête, qui nous permît de partager à leur endroit la tendre admiration de M. Kipling. Tout au plus lisions-nous, au dernier chapitre, que des gaillards comme ceux-là « pourraient rendre à l’Angleterre de précieux services, si on les lâchait, au sud de l’Europe, avec une quantité suffisante de Sikhs et une perspective raisonnable de butin. » Ce qui, d’ailleurs, reste encore à prouver : car on a lâché ces gaillards dans l’Afrique australe, depuis deux ans, avec un nombre très suffisant de Sikhs et une « perspective de butin » plus que raisonnable, sans que nous puissions voir bien clairement à quoi leur a servi, durant leurs années de collège, de mentir du matin au soir, de battre les « petits, » et parfois même de s’approprier la « semaine » de leurs voisins.

De même, il y a quelque chose de fâcheux dans le sujet de Kim et dans les sentimens de ses personnages. Je n’ai pas dit encore, en effet, que le petit garçon, qu’on a vu tout à l’heure chela du bon vieux lama, se trouva un jour recueilli par le Taureau Rouge dont lui avait parlé son père, et instruit, sous la protection de ce taureau, à devenir un agent de la police secrète anglaise : si bien que, lorsqu’il reprend ensuite son pèlerinage en compagnie du lama, c’est désormais pour abuser de la confiance de celui-ci, comme de tous les braves gens qu’il rencontre, et pour assurer, par ce moyen, la domination anglaise dans l’empire des Indes. « De temps en temps, nous dit M. Kipling, Dieu