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distinguer ; et, avec souvent plus de relief que les farces de Dickens, elles ont toujours quelque chose de contraint, d’affecté, presque de grimaçant, qui empêche d’y prendre un plaisir véritable.

Le roman précédent de M. Kipling, Stalky et Cie, qui était conçu dans un genre analogue, — et que déjà l’on s’était accordé, tout bas, à juger très ennuyeux, — avait du moins le mérite d’offrir, parmi ses vingt « tiroirs » uniformément étalés, un type assez curieux de collégien anglais. Et c’est là encore une des particularités du goût littéraire d’outre-Manche, qu’il pardonne volontiers tout à un roman où se trouve un de ces types, ayant la repartie imprévue et le coup de poing pittoresque. Depuis l’immortel Sam Weller et l’immortelle Sara Gamp, romans et drames anglais sont remplis de figures qui, sans jouer dans l’intrigue plus de rôle que celles-là, ravissent le public à qui elles s’adressent. Et peut-être même le succès de M. Kipling lui est-il venu, en grande partie, de son talent à mettre sur pied de telles figures. Ses héros n’ont ni la vie magnifique de ceux de Dickens, ni le charme et la variété de ceux de Stevenson ; mais, avec peu d’âme, et souvent une âme assez déplaisante, ils ont dans leurs paroles une allure goguenarde et imprévue qu’un lecteur anglais ne peut s’empêcher de goûter. Les singes même du Livre de la Jungle, comme les collégiens de Stalky et Cie, sont, en un certain sens, des frères du jovial valet de M. Pickwick. Et Kim, lui aussi, était évidemment destiné, dans l’intention de l’auteur, à faire partie de cette grande famille. Mais, par malheur, l’effort de M. Kipling a, cette fois, échoué. Son héros ne manque pas seulement de réalité, et ce ne sont pas seulement ses aventures qui se répètent sous nos yeux avec une monotonie fastidieuse : il est monotone jusque dans ses mots, ou plutôt de chapitre en chapitre sa repartie faiblit, à tel point que, dans la dernière partie du livre, son lama et lui n’apparaissent plus que comme deux ombres vagues, et qui d’ailleurs s’évaporent, à la fin, sans qu’on sache trop comment ni pourquoi. Seul le type du babu présente quelque imprévu : encore est-ce un privilège qu’il doit moins à sa drôlerie propre qu’à son contraste avec les ombres amorphes dont il est entouré.


Oui, ce roman est l’œuvre d’un écrivain qui « se fatigue » et « se détériore. » On serait mal venu à juger d’après lui le talent de M. Kipling ; et les critiques anglais ont raison de trouver un peu bien sommaire le procédé de ceux de leurs confrères américains qui, n’ayant pu supporter jusqu’au bout la lecture de Kim, ont renoncé