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du lama, les mêmes reparties, vives et narquoises, de Kim, le même bavardage de comparses se relayant de chapitre en chapitre, tout cela commençant et finissant au hasard, sans qu’on puisse y découvrir l’ombre d’un plan, ni d’une intention définie : et l’on aura une idée de l’un des deux plus graves défauts du nouveau roman de M. Kipling. On comprendra pourquoi les lecteurs d’une grande revue américaine, où ce roman a été publié avant de paraître en volume, se sont d’abord étonnés, et ensuite fâchés, de telle sorte que ce Kim a failli détruire, d’un seul coup, l’immense popularité de son auteur aux États-Unis. Et l’on comprendra pourquoi la critique anglaise, à son tour, se voit forcée de faire entendre de très dures vérités à un écrivain que, naguère encore, elle plaçait au-dessus de Dickens, presque au rang d’un nouveau Shakspeare. Dans la dernière livraison d’une revue qui est, en quelque sorte, le supplément littéraire du Times, — et c’est le Times, comme l’on sait, qui a l’honneur de transmettre au public anglais les odes impérialistes de M. Kipling, — un critique reconnaît que l’auteur de Kim « se détériore à un âge où il devrait encore faire des progrès. » Après quoi le critique ajoute : « M. Kipling s’est laissé trop absorber par sa mission d’Inspecteur général de l’Empire Britannique, et de Conseiller ordinaire des Commandans en chef. Il écrit comme un homme à bout de ses forces. »

Le fait est que ce long roman est d’un ennui mortel. Peut-être ne l’est-il pas autant pour les compatriotes de l’auteur que pour un lecteur étranger, en raison des remarquables qualités de sa langue, et puis aussi parce que les Anglais, au contraire de nous, ont conservé le goût du roman picaresque, tel que l’ont autrefois pratiqué, pour leur plaire, les Fielding, les Smollett, et Dickens lui-même. Les aventures diverses de deux pèlerins sur les routes de l’Inde sont, en somme, un sujet le mieux fait du monde pour divertir un peuple encore tout nourri des joyeuses aventures de M. Pickwick dans la banlieue de Londres. Et que Kim manque de plan, qu’il manque de portée, cela non plus ne lui constitue pas un bien gros défaut, au point de vue anglais, si l’on songe à quel point manquait des mêmes élémens le plus populaire des chefs-d’œuvre de Dickens. Mais les aventures des pickwickiens étaient infiniment variées, sous la monotonie de leur suite générale ; elles étaient amusantes et simples, avec une gaîté qui, jaillissant du cœur, ne pouvait manquer de pénétrer dans les cœurs. Tandis que les aventures de Kim, de son lama, de l’Afghan Mahbub et du babu Hurree Chunder Mookerjee, pendant six cents pages, se suivent et se ressemblent, si pareilles l’une à l’autre qu’on a peine à les