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Tous les voyageurs supplièrent l’employé d’avoir compassion ; l’usurier, ici, fut particulièrement éloquent. Mais l’employé empoigna Kim et le jeta sur le quai. Le lama, ne comprenant rien à ce qui se passait, clignait des yeux ; et Kim, sous la portière du wagon, pleurait et gémissait.

— Je suis très pauvre. Mon père est mort, ma mère est morte. Oh ! cœurs charitables, si on me laisse ici, qui prendra soin de ce vieillard ?

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? répétait le lama. Il doit venir avec moi à Bénarès ! Il est mon chela. S’il y a de l’argent à payer…

— Tais-toi donc ! lui murmura Kim. Sommes-nous des rajahs pour jeter de bon argent quand le monde est si charitable ?

La fille galante venait de descendre avec ses innombrables paquets, et c’était sur elle que Kim fixait son œil attentif. Les personnes de cette profession, il le savait, sont généreuses.

— Un billet, un petit tikket pour Umballa, ô Briseuse de Cœurs ! — Et comme elle riait : — N’as-tu donc point de charité ?

— Est-ce que le saint homme vient du Nord ?

— De très loin dans le Nord ! s’écria Kim. De parmi les collines !

— Il y a de la neige entre les sapins, dans le Nord ! Ma mère était de Kulu. Tiens, achète-toi un billet ! Et demande au saint homme une bénédiction pour moi !

— Dix mille bénédictions ! — promit Kim. — Oh ! saint homme, une femme m’a fait la charité, de telle sorte que je puis venir avec toi, une femme avec un cœur d’or. Je cours chercher le tikket.

La fille regarda le lama, qui, machinalement, avait suivi Kim sur le quai. Le vieillard baissa la tête pour ne pas la voir, et murmura quelques mots en thibétain, jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans la foule.

— Facile à gagner, facile à dépenser ! — dit méchamment la femme du cultivateur.

— Elle s’est acquis du mérite ! — répondit le lama. — Sans aucun doute, ce devait être une nonne !

— Des nonnes comme elle, on en trouverait dix mille rien qu’à Amritzar ! Mais remonte vite, le vieux, ou bien le train partira sans toi ! — cria l’usurier.

Au même instant, Kim s’élançait à son banc.

— Non seulement j’ai eu assez pour le billet, mais aussi pour un peu de nourriture ! Tiens, saint homme, mange ! Voici le jour qui vient !

Dorés, roses, safran et rouges, les brouillards du matin se levaient en fumée sur l’immense plaine verte. Tout le Punjab se déroulait, dans la splendeur fraîche du soleil. Et le lama faisait un petit mouvement de recul, chaque fois que les poteaux télégraphiques lui volaient sous les yeux.


Voilà, du moins dans son texte anglais, un très agréable récit, plein de couleur et de saveur locales, sans compter l’agrément supplémentaire qui lui vient de la spirituelle et vivante précision du style. Mais que l’on imagine ce récit se prolongeant, de la même façon, à travers un livre de six cents pages, avec les mêmes réflexions ingénues