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comme les plus audacieux inventent toujours beaucoup moins qu’ils n’empruntent, la première condition pour faire œuvre durable est d’avoir cru fermement et voulu délibérément faire œuvre nouvelle.

En second lieu, nos auteurs se réjouissent de ce qui est, à leurs yeux, la grande conquête du théâtre d’aujourd’hui, celle d’une absolue liberté. Il n’y a plus ni règles, ni formules, ni entraves d’aucune sorte. La formule de notre théâtre consiste à n’en pas avoir : il n’y a pas de courant général, pas d’unité de direction. Le public est prêt à tout accepter, à tout subir ; chacun peut suivre son tempérament et n’a de lois à recevoir que de sa fantaisie. Heureuse anarchie et qui ne peut manquer d’être féconde ! Aucune erreur n’est plus répandue et il n’en est guère de plus grave. Bien loin de nuire à l’originalité de l’artiste, la contrainte qu’on lui impose ne sert qu’à la rendre plus vigoureuse ; et une formule ne devient un danger que du jour où, étant épuisée, elle doit donc faire place à une autre. Les règles ne sont pas immuables ; on peut les rejeter, mais à la condition de leur en substituer de nouvelles. L’époque la plus brillante de notre théâtre a été aussi bien celle où on l’a enfermé dans les limites les plus étroites. Corneille maugréait contre les règles, mais il s’y pliait et pour son plus grand profit. Molière se moquait des pédans, mais, s’il ne s’était senti surveillé par leur pédantisme, peut-être eût-il donné des comédies moins parfaites. De même les périodes où l’art a été le plus fécond ne sont pas celles où il errait à l’aventure, mais celles où il était porté par un fort courant dans un sens bien déterminé. Dans le début de notre XVIIe siècle, toute sorte d’aspirations tumultueuses et romanesques soulevaient les âmes : c’est alors que parait Corneille pour les exprimer dans sa tragédie héroïque. La société polie et disciplinée de la seconde moitié du siècle n’a souci que du naturel et du vrai ; c’est alors que Molière écrit ses comédies et Racine ses tragédies, et ils obéissent aux mêmes tendances que l’auteur des Satires ou celui des Fables. La préciosité renaît et s’amuse aux conversations quintessenciées des personnages de Marivaux. L’esprit révolutionnaire éclate dans le Barbier de Séville et dans la Folle Journée. La déclamation romantique engendre les Hernani et les Antony ; et la platitude de l’esprit bourgeois trouve dans le vaudeville de Scribe un art à son niveau. La même veine réaliste qui, vers le milieu du XIXe siècle, circule à travers toutes les parties de notre littérature, pénètre pareillement la comédie d’Augier et de Dumas fils. Un auteur, avant d’être lui-même, est d’abord le représentant de son temps, et le public a une part de collaboration dans son œuvre. Constater qu’il n’y a aujourd’hui