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manquer des terres nécessaires à la continuation du système de la colonisation officielle. Les réserves domaniales disponibles sont à peu près épuisées. Elles ne représentent guère aujourd’hui que 1 500 000 hectares de forêts auxquelles on ne peut guère toucher et 880 000 hectares dont la valeur est inégale et dont un quart, tout au plus, serait propre à la culture. La plus grande partie consiste en rochers, plages ou encore en parcelles disséminées, et, par suite, il ne reste pour la colonisation qu’une quantité restreinte de terrains pouvant servir soit directement à la création des centres, soit à la conclusion d’échanges avec les indigènes. Le peu de terres propres à la culture étant épuisé, comment alimenter à nouveau le Domaine ? On ne pourra le faire que par des confiscations nouvelles ou par des expropriations administratives.

Mais déjà les indigènes ne possèdent plus une quantité de terres qui, en l’état actuel des cultures, puissent les nourrir. Dans les districts où l’on parle d’étendre surtout les nouveaux centres de colonisation, comme en Kabylie, la propriété indigène est extrêmement divisée ; ici, c’est à peine si elle représente un hectare à un hectare et demi par famille. Les patiens laboureurs kabyles, qui savent tirer de la terre tout ce qu’elle peut donner, n’arrivent plus à vivre et sont obligés chaque année de s’expatrier, pour un temps, à la recherche d’un gain, dans les villes et les fermes européennes. D’autre part, la population, en Kabylie, est plus dense que celle de la France et croît d’année en année. Comment peut-on songer, comment pourra-t-on oser, en présence de cette pénurie des terres cultivables et de cet accroissement incessant de la population indigène, enlever encore aux Kabyles une partie des terres qui leur restent ? À pousser plus loin les choses, on arriverait au bouleversement et à la dissociation de la société indigène : on transformerait tous les petits propriétaires en prolétaires, on ferait de l’Algérie une autre Irlande et l’on y créerait la question agraire. Les événemens de Margueritte, qui ont surpris bien du monde en France, ne sont malheureusement que trop explicables pour qui connaît la question indigène en Algérie. Chez les Rirhas privés des deux tiers de leurs terres et triplés en nombre depuis cinquante ans, l’extrême misère et la difficulté de vivre sur ce qui leur reste du domaine primitif ont préparé le terrain sur lequel a levé la graine semée par un fanatique. Pour la métropole et la colonie, cela doit servir d’avertissement.