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qu’un épisode transitoire ; il faut retourner aux naïves conceptions du passé dans le jugement du vrai et du faux ; il faut accepter le faux, s’il est utile à la vie.

Or, tel est précisément le cas de la doctrine de l’Eternel retour. Comprenez bien la portée de cette réserve préliminaire. Nietzsche se décide à la prédication dont il veut faire désormais l’œuvre de son existence, non pas du tout par conviction rationnelle, mais par intention morale. La thèse peut être fausse, et, sans doute, il ne songea jamais, comme on l’a prétendu, à se plonger dix ans dans l’étude des sciences naturelles afin de l’établir sur des bases solides. Il lui suffit qu’elle soit éminemment favorable à la vie. — Examinons, en effet, les conséquences pratiques d’une pareille conviction. — Qui donc peut désirer le retour à la vie, sinon l’homme grand, fort, heureux, dont l’existence est si précieuse, suivant son estimation, qu’un recommencement incessant lui paraisse une pensée belle et encourageante, et qu’il se sente tenté de crier à chaque instant : «  Da capo. » — Au contraire, au misérable, au faible, au malcontent de la vie, la même doctrine semblera terrifiante et maudite. Donc, le premier, trouvant dans son espoir un point d’appui nouveau, vaincra plus facilement le second, malgré les obstacles factices qu’élève entre eux la civilisation contemporaine, et il survivra seul. A la longue, il engendrera le Surhomme ; à la longue, une telle pensée transformera l’humanité, car elle est la connaissance, sinon la plus vraie, du moins la plus puissante. C’est pourquoi elle apparaît de temps à autre sur le cycle de l’être, mise en évidence par un homme de génie, et l’heure de midi sonne alors pour le monde ensoleillé.

— Voilà, interrompis-je, une véritable orgie de métaphysique darwiniste ; il est sain d’arrêter ses yeux sur un tel spectacle, car c’est un enseignement, analogue à celui qu’offraient aux jeunes Spartiates les ilotes enivrés à leur intention.

— Métaphysique, vous l’avez dit. Nietzsche croyait avec raison reprendre par cette voie détournée les traditions de la grande philosophie allemande, et réduire à néant le dangereux positivisme anglo-français. J’ajoute que, indépendamment de ses conséquences pour l’avenir de la race, il paraît espérer de la croyance à l’Eternel retour une action immédiate dans la morale pratique. Ecoutez ce raisonnement : « Tu dis que la nourriture, le climat, le milieu, te déterminent et te transforment. Eh