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mêmes dispositions parmi vous, sans parler de Nietzsche, qui, à son tour, est compris à Paris là où il ne se comprenait pas lui-même.

— Voilà qui est de bonne guerre, et, après avoir médit de Schopenhauer, je reconnaîtrai volontiers qu’il lui est beaucoup pardonné en France pour avoir été un homme d’esprit aussi bien qu’un pédant. Vous souvenez-vous de ce dialogue, qui, dans ses Parerga, se déroule entre lui-même sous le nom de Philaléthès et un lecteur qu’il a baptisé Thrasymachos ? Ce dernier, comme jadis Mme de Staël, déplore ce que l’immortalité de la palingénésie offre de vague et de médiocrement consolant : « Si, dit-il, mon individualité ne continue pas d’exister, je ne donne pas un liard de toute ton immortalité dans la Chose en soi. »

Mais Philaléthès n’a rien à offrir davantage, et Thrasymachos s’éloigne en lui jetant ces paroles dédaigneuses : « Toi-même, Philaléthès, et tous les philosophes en ta compagnie, vous êtes puérils et extraordinairement ridicules. Ce n’est vraiment que par manière de distraction et de passe-temps qu’un homme posé comme je suis peut se commettre un petit quart d’heure avec cette sorte d’extravagans. J’ai à présent des affaires plus importantes. Dieu te garde. » Je sais gré à votre penseur pour ces lignes sincères où il a établi avec tant de bonne foi la valeur exacte et la portée précise des spéculations métaphysiques.

— Elles gardent pourtant des attraits pour quelques-uns, puisqu’il me reste à vous signaler ceux de nos contemporains qui ont suivi Schopenhauer, non pas sur le terrain de sa doctrine en général, car, là, leur foule est innombrable, mais sur celui de la migration des âmes en particulier. Un des plus originaux fut le conseiller de présidial Schulze, que j’ai connu moi-même, avant qu’une maladie d’estomac l’eût réduit à mourir littéralement de faim. Il accomplit ainsi, contre son gré sans doute, mais avec un grand courage, le précepte du maître de Francfort, pour qui la mort par la faim était, de tous les genres de suicides, le seul qui conduisît au Nirvana, et à la rédemption des galères de l’existence. Singulière figure que celle de ce haut bureaucrate prussien, qui, venu sur le tard aux études asiatiques, prétendit offrir à ses concitoyens un bouddhisme mis à la portée de l’Allemagne prussifiée, c’est-à-dire dépouillé autant que possible de son vernis