Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/846

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ne dites pas de mal des spirites ! s’écria mon interlocuteur. Ici nous les prenons parfois au sérieux, et leur chef, le Dr Karl du Prel, qui vient de mourir, était fort écouté dans le monde philosophique. Il n’y a pas si loin en effet des doctrines de notre maître Schopenhauer, qui voyait dans les tables tournantes la démonstration de son système, aux enseignemens de cet ancien lieutenant bavarois, parti, lui aussi de l’idéalisme transcendantal, pour aboutir à une sorte de spiritisme doctrinal, aux allures scientifiques et darwiniennes. Après tout, le « corps astral, » dont il dote chacun de nous, ressemble singulièrement à cette « Volonté » dont le philosophe de Francfort a fait le principe de notre être. — Mais je m’égare, et ces considérations nous entraîneraient trop loin de notre sujet. Aussi bien, il demeure entendu que nous laissons de côté le spiritisme, même sous sa forme indoue et sous l’égide de Mrs Annie Besant. Il nous donnerait en effet trop beau jeu pour recruter dans ses rangs des adeptes à la migration des âmes ; nous n’avons pas besoin de ces auxiliaires : les cadres de notre armée se sont constitués sans leur concours.

Revenons à notre sujet. Vous n’acceptez pas la migration accompagnée de mémoire, et vous êtes en somme dans votre droit, puisque l’expérience journalière semble vous donner raison. Vous rejetez la métempsycose ; mais que direz-vous de la palingénésie, si j’en établis pour vous l’existence à l’aide des argumens victorieux de son rénovateur, Schopenhauer ? La première édition de son grand ouvrage, le Monde comme Volonté et Représentation, déjà si inspirée par l’Oupnekat d’Anquetil-Duperron, et par les études bouddhiques naissantes, traite encore la migration des âmes comme un mythe, vénérable toutefois par son antiquité comme par son sens profond, ajoutant qu’il y faut voir l’expression populaire et tangible de vérités d’ordre trop subtil pour être saisies directement par la foule. Puis, peu à peu, dans les Complémens de son œuvre fondamentale d’abord, et plus tard dans ses Parerga, le maître se montre de plus en plus séduit par cette conception, de plus en plus disposé à l’accepter pour ainsi dire à la lettre. C’est qu’elle s’accommodait si bien avec la pensée maîtresse de son système. Vous savez que, préoccupé avant toutes choses de contrecarrer ces prétendus élèves de Kant qui défiguraient la doctrine du géant de Kœnigs-berg, Schopenhauer place l’essence de l’être, homme ou Nature,