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les suivant, par quels degrés et par quelles vues l’esprit avait passé de l’un à l’autre… Etablir la filiation des sens est une opération difficile, mais nécessaire pour la connaissance du mot, pour l’enchaînement de son histoire, surtout pour la logique générale, qui, ennemie des incohérences, est déconcertée par les brusques sauts des acceptions et par leurs caprices inexpliqués. »

Enfin, pour ce qui est des exemples empruntés aux auteurs classiques, Littré les apportait en grande abondance, rangés sous chaque acception. Il donnait, par surcroît, des étymologies à peu près aussi sûres que le permettait la science d’alors, et un historique où, bien que les divers sens ne fussent pas séparés, on trouvait de précieux documens sur l’histoire des mots antérieurement à l’époque classique.

Cependant l’apparition du dictionnaire de Littré ne fit nullement renoncer Hatzfeld au dessein qu’il avait conçu ; elle l’y affermit au contraire. Pourquoi ? C’est qu’il lui sembla, en comparant l’œuvre de Littré à ce qu’il avait déjà esquissé pour son compte, que dans certaines parties, elle ne remplissait pas complètement le magnifique programme que l’auteur avait tracé. Les définitions ne lui parurent pas encore assez précises, ni les significations des mots assez bien classées. L’ordre adopté par Littré lui sembla surtout pécher par un défaut essentiel : partant du sens qu’il regarde comme le premier, Littré énumère tous les autres à la suite, en les numérotant, sans, le plus souvent, expliquer comment ils s’enchaînent et comment ils se rattachent respectivement au sens primitif. Les quinze ou vingt sens que présente tel ou tel mot semblent ainsi se déduire l’un de l’autre, tandis que là, — de même qu’en beaucoup d’autres domaines, — les faits se comportent entre eux, non comme les anneaux d’une chaîne, mais comme les branches d’un arbre. Hatzfeld avait perçu que, pour se rendre compte de l’épanouissement sémantique d’un mot, il est souvent nécessaire d’admettre un sens multiple déjà au point de départ, ou d’admettre que le sens primordial a de bonne heure engendré parallèlement plusieurs sens ou dérivés ou figurés, qui à leur tour se sont ramilles en des acceptions qu’il faut répartir entre les chefs de file respectifs. Cette vue juste et féconde, aux lumières de laquelle il avait déjà rédigé de nombreux articles, lui paraissait, et à bon droit, mériter qu’on essayât de lui soumettre tous les mots de la langue et justifier, à elle seule, l’exécution d’un nouveau dictionnaire.