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Jamais en aucun temps d’ailleurs, Booker Washington ne s’est découragé.

J’eus l’occasion de le voir en 1897, parmi les notabilités qui étaient venues à Boston inaugurer le monument du colonel Shaw, ce jeune officier qui se fit tuer naguère à la tête d’un régiment nègre[1].

Après la dédicace du monument, des discours furent prononcés dans le Music Hall qui, malgré ses vastes dimensions, ne suffisait pas à contenir une foule pourtant choisie. Tous les personnages les plus influens et les plus distingués se groupaient autour du gouverneur du Massachusetts, et certes à première vue le président de Tuskegee faisait très modeste figure. Le sang de blanc qu’il peut avoir dans les veines ne lui a ôté aucun des traits caractéristiques de sa race. C’est un nègre comme tous les autres, aux lèvres proéminentes, au nez épaté, à la lourde mâchoire, mais les yeux sont pleins de bonté intelligente, il a la voix sonore et juste. Le succès oratoire de la journée fut pour lui. Une légitime réputation précédait à Boston ce nègre qui, le premier, a reçu la licence honoraire de l’Université de Harvard. Et quand Washington se leva, redressant sa haute taille, on se sentit en présence d’une force. Il parla des grands faits militaires de la guerre de Sécession ; puis, se tournant vers les soldats noirs qui couvraient la plate-forme : — « Pour vous, débris épars et mutilés du 54e, qui, la manche repliée ou avec une jambe de moins, honorez cette solennité de votre présence, pour vous, n’est-ce pas, votre chef n’est pas mort ? Boston ne lui eût-il dressé aucun monument, l’histoire ne lui eût-elle consacré aucune page, qu’en vous et dans la race loyale que vous représentez, Robert Gould Shaw aurait encore un renom que le temps ne peut entamer. »

Le gouverneur Wolcott cria : — Trois cheers pour Booker Washington ! — Et aucun nom ne fut acclamé avec autant de chaleur. Entraîné dans l’émotion générale, le sergent nègre qui tenait le drapeau l’éleva d’un geste dramatique ; c’était le même homme qui, après la bataille où tomba une partie de son régiment, s’était écrié : « Tout de même, le vieux drapeau n’a jamais touché terre. »

J’ai dit ailleurs que le discours de Booker Washington avait

  1. Voir la Revue du 1er décembre 1898 : Dans la Nouvelle-Angleterre.