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« La compensation, dit-il, à l’angoisse préliminaire, c’est le plaisir de maîtriser son auditoire, le sentiment d’être en communication intime avec lui. Il y a là une combinaison de jouissance mentale et physique dont rien ne peut donner l’idée. »

N’y eût-il qu’un auditeur récalcitrant, Washington le sentirait, il s’attaquerait à celui-là pour le convaincre. Les règles de l’art oratoire lui importent peu ; il les oublie dans la chaleur de l’improvisation et les fait oublier à ceux qui l’écoutent. Des honneurs qu’on lui rend, des banquets et des fêtes, il ne se soucie guère, se rappelant avec une vivacité singulière et rappelant volontiers aux autres la petite case où, esclave, il dégustait avec délices la mélasse du dimanche envoyée de la « grande maison. » Rien ne lui a jamais paru aussi savoureux que cette mélasse. Il lui arrive de prononcer jusqu’à quatre discours dans la même journée. En 1898, les administrateurs du John Slater Fund, cette généreuse donation si secourable aux nègres, votèrent une somme d’argent pour être employée à payer ses dépenses durant une série de conférences annuelles, dans les grands contres de population noire. Le matin, il parle aux ministres, aux instituteurs, aux personnages professionnels. Dans l’après-midi, Mrs Washington (née Margaret Murray) convoque les personnes de son sexe, et le soir, l’orateur s’adresse à tous. Il y a toujours beaucoup de blancs dans son auditoire.

« Je ne me suis donné, dit-il, à aucune œuvre dont j’aie joui davantage, et je crois qu’aucune n’a fait plus de bien. Elle nous a permis, à ma femme et à moi, de pénétrer jusqu’au fond des véritables conditions de la race, puisque nous voyons les gens chez eux, dans leurs églises et leurs écoles, au travail, dans les prisons, jusque dans les repaires du crime… Et jamais je n’ai été plus qu’après cette épreuve rempli d’espérance… Non que je ne me rende parfaitement compte de tout ce qui peut se manifester de superficiel et de trompeur dans de pareilles réunions, j’ai assez d’expérience pour ne pas m’y laisser prendre ; n’importe, je déclare que personne n’entrera comme moi en contact pendant vingt ans, au cœur même du Sud, avec la race noire, sans être persuadé qu’elle fuit des progrès lents, mais sûrs, tant matériels que moraux. Si l’on considère les bas-fonds, certes les exemples d’infamie n’y sont pas rares, mais que l’on juge l’homme blanc au même point de vue : à quelle conclusion n’arriverait-t-on pas ? »