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chaque mot les associe à l’histoire toujours semblable de la race humaine ; chacune de ces phrases substantielles les fait participai du petit trésor de raison, de sagesse, de consolations dont tant d’âges accumulés ont vérifié le prix. On les croit inférieurs à nous dans la connaissance et la jouissance de la vie, ces moines, parce qu’ils ignorent les courts enivremens de nos minutes, les facettes brillantes des idées et des faits qui amusent un instant notre curiosité. N’ont-ils pas dans ce bréviaire l’essentiel, le résidu des expériences que l’homme a faites sur lui-même ? — Sortis du siècle, — comme le mot est juste ! — mais pour rentrer dans le large courant des siècles.

Tandis que leur latin les ramenait très loin dans le passé, très haut dans la contemplation, aux jours et aux pensées de Benedictus de Nursia, j’observais attentivement leurs figures ; graves, mûries par la tension intérieure chez, les plus jeunes, détendues et reposées chez les plus âgés, aucune ne laissait paraître l’indifférence distraite de l’homme qui accomplit machinalement une fonction habituelle. Il n’y avait pas le long des stalles une seule de ces faces rustaudes ou béates, mal décrassées de l’ignorance et de la vulgarité originelles, qu’on rencontre chez les religieux comme ailleurs, et dont la malignité gauloise a fait le prototype du moine. Tous ces visages portaient le pli de la pensée, tous trahissaient une activité cérébrale très surveillée, très consciente d’elle-même. Mais plus encore que le sceau de la réflexion, un trait commun et dominant les apparentait : la volonté.

Les personnes qui suivent la politique savent que le moine est par définition un être sans volonté : n’a-t-il pas aliéné ce précieux capital « qui n’est pas dans le commerce ? » — Il ne l’a pas aliéné ; il l’a placé à gros intérêts. Son cas nous remet en présence des deux conceptions de la volonté qui divisent les esprits, depuis qu’on raisonne et déraisonne en ce monde, et qui les divisera aussi longtemps qu’il y aura des jeunes tous et des vieux sages. — La première est chère à l’enfant, à l’instinctif, à tous ceux dont elle flatte les passions ; elle peut se résumer dans ce sophisme : la volonté abdique dès qu’elle accepte un frein, elle se prouve par l’abus même qu’elle fait de sa force, dans toutes les directions. — La seconde est celle de l’homme qui se connaît, ayant regardé au dedans de lui-même et au dedans des autres : la volonté se fortifie, elle se libère, dans la mesure