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y fondèrent cette école d’art dont j’ai pu admirer les œuvres originales dans la crypte du mont Cassin.

Heureux de l’accroissement inespéré de ses fils, le patriarche formait encore un souhait : son plus cher désir était de compléter la famille bénédictine, par l’adjonction des pieuses filles que sainte Scholastique avait jadis données à saint Benoît. Les concours longtemps attendus s’offrirent enfin. En 1866, dom Guéranger eut la joie de poser à Solesmes la première pierre du couvent des moniales ; l’année suivante, il reçut la profession des cinq postulantes qui l’inauguraient. L’abbaye de Sainte-Cécile, « l’abbaye des lis et des roses, » élève ses élégantes constructions à quelque distance du cloître fraternel. Rien n’arrêtait l’activité du grand remueur ; d’hommes et de pierres : il acheva de bâtir la gracieuse église et la flèche se dressa dans le ciel durant l’hiver de 1870, à l’heure même où l’armée d’invasion apparaissait sur les bords de la Sarthe. Moins respectueux que les soldats prussiens, d’autres ennemis font aujourd’hui le vide dans cette église où les moniales se pressaient nombreuses, hier encore, où elles priaient devant l’autel sur le cœur de leur père, confié à leur garde. Dilectissimis ad S. Cæciliam filiabus cor suum legavit hic depositum in pace, dit la pierre tumulaire. Cœur abandonné, désormais ; gardien solitaire de ces maisons qu’il a peuplées, de l’œuvre colossale qu’il a conçue et pour laquelle il a combattu cinquante ans.

Dom Guéranger s’éteignit doucement en 1875, entouré de tous ses fils qui renouvelaient leur profession entre ses mains. Tous l’aimaient comme un père selon la chair. Voyant leurs âmes si déchirées, il leur ordonna d’entonner le Te Deum près de son lit de mort. On imaginerait difficilement une scène plus émouvante que cette agonie triomphale ; elle eût mérité pour témoin un grand peintre des âges de foi, un des maîtres ombriens dont ce moine fut véritablement le contemporain. S’il eût été moins bien instruit à tout rapporter aux grâces d’en haut, le mourant aurait pu ressentir un juste mouvement d’orgueil dans l’instant qui fait revoir toute la vie : la sienne n’avait, été qu’un acte continu de création. De quelque point de vue que l’on envisage cette création, et lors même qu’on en contesterait l’utilité, le sort de cet homme fut exemplaire et enviable. Il avait mis son intelligence et sa volonté au service, d’une idée aimée ; il avait vu éclore la fleur de son rêve ; il avait créé un petit monde à