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C’est bien lace qui fait le pathétique de son rôle : Phèdre, tranquillement installée dans sa passion criminelle, n’est plus qu’une maniaque à l’usage des écrivains romantiques ou naturalistes : perfide malgré soi, la Phèdre de Racine se connaît perfide et la violence de sa passion est presque égalée par la violence de la honte qu’elle en éprouve. Tant que l’être n’a pas été complètement déformé par l’habitude du crime, il reste capable de se trahir ; et c’est l’expression du visage qui le trahira, parce que c’est elle qui échappe davantage au pouvoir de la volonté. Nous sommes maîtres du langage qui, peut-être nous avait été donné pour exprimer nos sentimens, mais dont nous avons fait surtout un merveilleux instrument de mensonge. Nous sommes maîtres de nos gestes, et l’éducation nous apprend à en être aussi sobres qu’il est possible. Nous sommes maîtres de nous composer par avance une attitude et un visage en harmonie avec le rôle que nous voulons jouer et auquel nous avons eu le temps de nous préparer. Nous ne sommes pas maîtres d’empêcher qu’une émotion soudaine ne décompose nos traits, n’y fasse passer une rougeur ou une pâleur involontaire, et n’allume dans nos yeux une lueur insolite. Façonnés par l’usage du monde, les personnages de Racine savent comme personne mesurer leur langage, éteindre le son de leur voix, répandre sur tout l’ensemble de leur attitude le vernis de la politesse. Vienne la poussée de la passion, le sang leur affluera au visage ou au cœur, parce que ce sont des êtres vivans et des créatures de chair.

On comprend maintenant quel parti Racine va tirer de ces indications du visage. C’est le moyen dont il s’est servi pour amener telles révélations décisives d’où dépend toute la suite des événemens ; c’est le ressort qu’il a fait agir dans des scènes qui sont au centre même du drame. Il importe à Néron de savoir quels sont les sentimens de Junie pour Britannicus, et puisque c’est le secret qu’elle a le plus d’intérêt à lui dérober, il ne s’en liera donc qu’au rapport de ses yeux :


Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme.
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets,
J’entendrai des regards que vous croirez muets.


Nous aussi, pendant l’entrevue de Britannicus, nous restons attachés sur les yeux de la jeune fille, « nous ne respirons plus, nous pâlissons d’effroi à l’idée que d’autres regards qui se cachent, implacablement fixés sur les siens, pourraient découvrir le secret de Junie. Cette scène extraordinaire où tant de regards chargés d’expressions différentes s’entrecroisent et s’entretuent, cette prodigieuse scène des regards est