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leurs regards. Ce qu’ils y lisent, c’est le plus souvent, comme il est naturel, une expression en accord avec les sentimens qu’exprime le personnage : c’est l’angoisse maternelle chez Andromaque, c’est l’emportement et l’humeur impérieuse chez Agrippine, c’est la froide ambition chez Acomat, c’est chez une Bérénice et chez une Monime je ne sais quel mélange de noblesse et de grâce qui fait que pour avoir seulement aperçu de telles femmes on se sent tout pénétré de respect et d’amour. Mais il y a plus. Il ne suffit pas à Racine que l’étude de la physionomie s’accorde à l’étude de l’âme ; il faut qu’elle contribue à la pousser plus avant ; il ne lui suffit pas que le spectacle accompagne le mouvement de sa tragédie ; il faut qu’il serve à le précipiter. Il ne prête de valeur à un moyen qu’autant que ce moyen peut aider au progrès de l’investigation morale et au progrès de l’action. Et c’est bien en ce sens qu’il va utiliser les indications du visage humain.

Pour lui, en effet, la physionomie est, de tous les signes extérieurs, le seul qui fasse connaître les sentimens vrais et cachés d’un individu, le seul qui trahisse ceux qu’il aurait le plus d’intérêt à dissimuler, le seul qui découvre et mette à nu le fond même de l’âme. Dira-t-on que c’est là une convention et que se fier entièrement à un tel témoignage serait s’exposer à être souvent déçu ? Sans doute, mais il suffit pour autoriser une telle convention qu’elle se fonde sur un grand nombre de faits. Dira-t-on que les hommes qui ont le plus à dissimuler sont aussi ceux qui dissimulent le mieux, que pour être encore capable de se troubler, il faut avoir conservé un reste d’honnêteté et que les scélérats accomplis savent se faire un visage impassible ? Racine ne l’ignore pas ; mais aussi s’est-il bien gardé de faire d’un scélérat accompli le héros d’aucune de ses tragédies : le caractère, lorsqu’il s’est ainsi figé, ne peut plus être celui d’un personnage de premier plan. Au dernier acte de Britannicus, on nous apprend que Néron a pu, sans changer de couleur, assister à la mort de son frère, ordonnée par lui ; il a désormais des yeux indifférents, la constance d’un tyran dans le crime endurci. C’est donc qu’il est temps que la pièce finisse. Le monstre a achevé de grandir, il est déchaîné ; Racine n’a pas de parti à tirer d’un tel personnage pour un ouvrage dramatique : il ne s’est intéressé qu’au « monstre naissant », et qu’autant que des sentiments divers se partageaient son âme et s’y combattaient. Phèdre nous avertit qu’elle n’est pas.


De ces femmes hardies,
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.