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autre rive où ils nous ont devancés n’en existe pas moins parce qu’un nuage s’étend sur le fleuve qui nous en sépare. Il faut renoncer à voir, il faut renoncer à comprendre. Il faut croire en Dieu. Depuis que je me suis renfermé dans la foi en Dieu, depuis que j’ai jeté à ses pieds toutes les prétentions de mon intelligence, et même les ambitions prématurées de mon âme, j’avance en paix, quoique dans la nuit, et j’ai atteint la certitude en acceptant mon ignorance. Que je voudrais vous donner la même sécurité, la même paix ! Je ne renonce pas, je ne veux pas renoncer à l’espérer. »

Nous en avons assez dit pour montrer à travers quelles vicissitudes matérielles, intellectuelles et morales se forma entre la princesse et Guizot la noble amitié qui devait remplir la fin de sa vie et embellir sa vieillesse et comment, à la faveur des plus délicats sentimens qu’ait jamais conçus l’âme humaine, elle trouva dans l’ami qu’elle s’était choisi le secours, le réconfort et l’apaisement dont elle avait désespéré. Comme s’il dépendait de nous de les concevoir et de nous y livrer, ces sentimens qui constituent un privilège portent avec eux leur récompense. Celle qu’a dû, pendant tant d’années, Mme de Liéven à Guizot ne lui a laissé que bien peu à désirer. Du 3 août 1840, — date où ils se sont engagés l’un à l’autre « pour la vie et pour l’éternité » jusqu’à l’heure de sa mort — 26 janvier 1857, — elle a connu, avec les joies d’une affection tendre, fidèle et payée de retour, celle du dévouement infatigable et réciproque qui en est la forme la plus parfaite, et, après avoir lu les citations qui précèdent, nul ne contestera plus, — Chateaubriand lui-même ne le contesterait plus, — qu’elle était digne d’en jouir.


III

Jusqu’ici, à travers les extraits des lettres de Mme de Liéven et de Guizot, on ne les a vus que dans leur vie intime, celle dont l’âme seule fait tous les frais. Avant de fermer cette attachante et volumineuse correspondance d’où d’autres, nous l’espérons, tireront plus tard les innombrables traits et les incomparables joyaux qu’elle recèle, il faut lui emprunter encore de quoi prouver que chez la princesse de Liéven, l’esprit n’était pas moins aiguisé que le cœur. Lorsqu’elle était séparée de Guizot, elle ne passait pas tout son temps à gémir et à se plaindre. Elle en