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couvert de blessures, qui voit les fatigues, les langueurs, les souffrances d’un jeune homme qu’il aime et qu’il soigne. »

Cette fois, l’amie est vaincue par ce que ce langage lui révèle de sympathie et de générosité. Mais, elle ne s’apaise pas et c’est un cri de souffrance qui vient traverser encore l’expression de sa gratitude.

« Que je vous remercie de me raconter si bien mon caractère. Vous avez mille fois raison dans ce que vous me dites de moi, dans l’explication de mon humeur, surtout dans ce que vous me dites de ce sentiment profond de ma douleur. Voilà ma passion intime, immense : ma douleur. Dieu m’a retiré ce que j’aimais tant, parce que je l’aimais trop. Que serai-je devenue en avançant dans la vie ? Je frémissais d’avance en songeant à l’avenir de mes enfans. Quel pays ! quel maître ! quel père, hélas ! Tout cela me donnait des angoisses inexprimables pour eux, pour eux, pas pour moi. Ils n’étaient déjà plus faits pour cette horrible patrie. Ils en ont trouvé une. Ah ! Monsieur, et je n’y suis pas avec eux ! Dites-moi que j’y serai bien sûr. »

Il le lui dit, et en quels accens ! C’est assurément une des pages les plus admirables qu’ait jamais écrites ce grand écrivain, ce grand philosophe, ce grand chrétien.

« Quand de cruelles images vous assiègent, quand vous n’êtes entourée que de morts, faites un effort, prenez votre élan, sortez de ces tombeaux. Ils en sont sortis, ils sont ailleurs. Nous serons où ils sont. Je me suis longtemps épuisé à chercher où ils sont. Je ne recueillais de mon travail que ténèbres et anxiétés. C’est qu’il ne nous est pas donné, il ne nous est pas permis de voir clair d’une rive à l’autre. Si noms y voyions clair, s’ils étaient là, devant nos yeux, nous appelant, nous attendant, supporterions-nous de rester où nous sommes aussi longtemps que Dieu l’ordonne ? Irions-nous jusqu’au bout de notre tâche ? Nous nous refuserions à tout, nous abandonnerions tout ; nous jetterions là notre fardeau, notre devoir, et nous nous précipiterions vers cette rive où nous les verrions clairement. Dieu ne le veut pas, mon amie ; Dieu veut que nous restions où il nous a mis, tant qu’il nous y laisse. C’est pourquoi il nous refuse cette lumière certaine, vive, qui nous attirerait invinciblement ailleurs ; c’est pourquoi il couvre d’obscurité ce séjour inconnu où ceux qui nous sont chers emporteraient toute notre âme.

« Mais l’obscurité ne détruit pas ce qu’elle cache ; mais cette