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faisait taire les inquiétudes de la raison, et qui lui semblait donner une explication suffisante du passé et du présent de l’humanité, en même temps qu’il en préparait l’avenir. Avec un soulagement infini, il s’assit, pour ainsi dire, dans cette certitude en lin conquise, et, malgré le trouble que causèrent à son bon sens les développemens inattendus donnés par Comte à son système, malgré les démentis qu’il reconnut lui-même que les événemens avaient infligés à des prévisions politiques qui devaient être infaillibles, il ne s’en départit jamais. Il conserva toujours et porta dans tous ses travaux la calme assurance d’être en possession de la vérité, non par ses propres lumières, mais grâce à une doctrine certaine qui ne laissait rien hors de ses prises.

Au besoin de la certitude, qui était surtout dans son caractère, Littré joignait dans son esprit le besoin d’ordre et de clarté, compagnon naturel du premier. Le besoin d’ordre et de clarté est une qualité éminente, très française, qui aide puissamment à mener à fin une œuvre comme celle que Littré avait entreprise. Celle qualité a son revers : elle porte à trop simplifier les problèmes, à écarter parfois sans un examen suffisant les difficultés, à tenir pour résolues des questions qui sont encore indécises, à subordonner les faits à un système préconçu et commode, au lieu de se soumettre docilement à eux et de les suivre dans leurs évolutions sinueuses et jusque dans leurs contradictions plus ou moins réelles. Le danger était particulièrement grand pour un disciple de Comte. Le positivisme, impatient d’établir la domination de la science sur le monde, est disposé à la regarder comme faite alors qu’elle est toujours en train de se faire ; il réprouve cette curiosité inquiète et jamais satisfaite qui est le propre des vrais savans et qui les pousse à chercher toujours au-delà de ce qu’on sait et à sonder sans cesse de nouveau les bases des affirmations en apparence les mieux établies. Le dictionnaire de Littré ; se ressent de cette tendance (plus peut-être dans la préface que dans les articles même, où le jugement sain de l’auteur lui fait souvent apercevoir et sa sincérité lui fait reconnaître dans les problèmes qu’il rencontre plus de complication que n’en avait soupçonné sa philosophie). Mais en somme il croit trop que toutes les lois de l’évolution phonétique et sémantique des mots français sont connues et lui sont connues : il applique celles qu’il possède avec une conviction sereine, sans se rendre compte des entorses fréquentes qu’il leur donne. Il veut trop