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l’usage moderne n’est plus l’usage antique, comment « asseoir » celui-ci sur celui-là ? Littré ne s’aperçoit pas que les considérations très judicieuses qu’il présente lui-même sur le changement perpétuel des langues, changement que son dictionnaire tout entier met en évidence pour le français, détruisent sa théorie. Le seul moyen de fixer une langue littéraire, c’est celui qu’ont employé, plus ou moins bien, les Grecs des bas siècles et les cicéroniens de la Renaissance : c’est de s’interdire tout mot, tout emploi, toute locution, toute tournure qui n’est pas dans les écrivains regardés comme classiques, : c’est, en d’autres termes, — avec des réserves, — d’écrire dans une langue morte. Du moment que l’on considère une langue comme vivante, l’usage ancien de cette langue peut servir à en expliquer l’usage moderne : il ne peut servir à le justifier ou à l’entraver.

L’illusion de Littré a d’ailleurs été féconde : elle l’a poussé à entreprendre et l’a aidé à mener à bonne fin une des œuvres les plus belles, les plus méritoires et les plus utiles qu’ait vues le XIXe siècle. Il lui est un peu arrivé ce qui est arrivé à Christophe Colomb : imbu des idées des géographes de son temps, Colomb, on s’élançant à l’Occident, croyait devoir rencontrer le rivage oriental de l’Inde : au lieu de fermer le cercle du monde ancien, il trouva un monde nouveau. Littré, fidèle encore aux théories des grammairiens, ne prétendait que les compléter en ajoutant à l’usage classique le renfort de l’usage médiéval : il a révélé à la fois la continuité et l’évolution constante de la langue, continuité que n’altère aucune brusque interruption, évolution qui dure toujours et qui se continuera indéfiniment dans le français parlé et même dans le français littéraire, à moins que, quelque jour, les lettrés, effrayés de voir la langue se modifier sans cesse au point de rendre les classiques inintelligibles aux lecteurs non érudits, ne s’avisent, comme les lettrés de Byzance, d’écrire dans la langue d’une certaine période, éventualité qui, pour beaucoup de raisons, n’est pas à prévoir.

Cette continuité et cette évolution du français remontent beaucoup plus haut qu’on ne s’en rend généralement compte. Le français moderne, langue littéraire et langue commune de la nation, n’est qu’une variété dialectale, — originairement propre à l’Ile-de-France, — du latin parlé. Le premier monument qu’on ait de ce latin, — devenu à la longue très différent du latin écrit, — est, on le sait, le fameux texte des sermens échangés à