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général André, c’est assurément pour lui la réalisation d’un beau rêve. On comprend sans peine la discrétion avec laquelle il a conduit une affaire qu’il n’était pas sûr de terminer conformément à ses désirs. Il a dû rester perplexe jusqu’à la fin. Tout s’est bien terminé, et nous nous en réjouissons sincèrement ; mais la seule conclusion à en tirer est que la ministère actuel, composé comme il l’est, n’a pas été un obstacle insurmontable à la nouvelle preuve d’amitié que le tsar entendait donner à la France. On pouvait craindre le contraire ; cette crainte s’est dissipée, voilà tout. Naturellement ce n’est pas ainsi qu’argumente la presse officieuse. Elle cherche à faire croire que l’empereur de Russie a voulu donner, non pas tant à la France qu’à son gouvernement, une marque particulière de sa confiance. Ce serait comme un bon point qu’il aurait tenu à remettre personnellement à M. Waldeck-Rousseau et à M. Millerand, et ceux-ci s’en trouveraient consolidés pour longtemps. Qui oserait, parmi les bons citoyens, attaquer désormais des hommes qui semblent devenus les meilleurs et même les seuls garans de l’alliance russe ?

La chose a été poussée si loin, qu’on nous a présenté la situation actuelle comme intangible dans toutes ses parties, faute de quoi l’alliance russe pourrait se trouver compromise. L’occasion qui a servi de point de départ à ce raisonnement est piquante. Un journal avait eu l’idée, assurément très heureuse, de conseiller au gouvernement de profiter de la joie générale, et même du prestige momentané que peut lui donner le voyage de l’empereur Nicolas, pour rouvrir la frontière aux condamnés de la Haute-Cour, c’est-à-dire à une demi-douzaine de Français qui ont déjà très durement expié les imprudences ou les fautes qu’ils ont commises. Cette idée, semblait-il, devait rallier tous les suffrages. Au moment où MM. Déroulède, Marcel Habert, Buffet, etc., ont été condamnés, personne ne croyait qu’ils subiraient leur peine jusqu’au bout ; tout le monde était convaincu que l’amnistie ou la grâce viendrait les libérer à une date qui ne paraissait pas devoir être bien lointaine. L’amnistie a été proposée au Parlement ; elle a été l’objet d’un vote dans les deux Chambres ; et, si ce vote a été négatif, à une majorité qui est restée d’ailleurs assez faible, c’est à cause de l’insistance qu’a mise le gouvernement à demander que toute mesure de clémence ou d’oubli fût ajournée jusqu’à l’heure qu’il se réservait de choisir. Livrés à eux-mêmes, le Sénat et la Chambre auraient certainement voté l’amnistie. Le ministère, après avoir déjà laissé échapper plusieurs bonnes occasions de proposer cette mesure, bu de faire signer un décret de grâce par M. le Président de la Répu-