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eu oubliant que ma femme était un être différent de moi ; j’aurais très volontiers pris ma part dans les concessions réciproques qui éloignent le désaccord. Mais être en réalité à deux, c’est ce que me défendait ma nature solitaire[1]. » De même le héros de la tragédie de Libussa, Primislas, demande à l’héroïne : « Comprends-tu qu’il faut qu’un cœur se fonde pour ne faire plus qu’un avec un autre cœur ?[2] » Voilà ce qu’il semble bien que Grillparzer n’ait jamais compris.

Maintenant, regardant en arrière, ne pourrions-nous apercevoir dans la doctrine de Grillparzer quelques traits de sa nature et certaines traces de son destin ? Ne serait-ce point aussi par orgueil de poète et surtout de musicien, qu’il déclarait impossible, si ce n’est sacrilège, l’hymen de la musique et de la poésie, et qu’il défiait deux arts, comme deux cœurs, de se fondre jamais ensemble pour n’en plus faire qu’un ! S’il aima par-dessus tout les formes pures, s’il plaça plus haut encore que le génie souffrant de Beethoven l’heureux génie de Mozart, c’est peut-être qu’il craignait de tomber du côté où la vie l’avait fait pencher si fort : du côté de la mélancolie, de l’angoisse et de la douleur. Beethoven le rejetait dans le trouble et la lutte ; Mozart l’en délivrait pour l’établir dans la joie : c’est Mozart qu’il choisit, ayant une de ces âmes qui cherchent moins dans l’art à se reconnaître qu’à s’oublier.

Grillparzer, enfin, — que de fois il s’en est fait gloire ! — n’était pas Allemand, mais Autrichien, Autrichien de la Basse-Autriche, ce qui veut dire Italien à demi. Comme tel, il avait le goût de l’art classique et plastique, la passion de ce que son biographe appelle très bien « la belle réalité concrète. » A l’émotion, au caractère, il préféra toujours la perfection de la forme. En art, il eût donné toutes les « idées » de l’Allemagne du Nord pour cette « belle sensualité » dont nous avons vu qu’il faisait, lui, Allemand du Sud, le privilège et presque l’essence de la musique. Dans la querelle italo-allemande qui, de 1816 à 1828, environ partagea la ville de Vienne, Grillparzer prit avec passion le parti de la musique italienne. Contre l’auteur du Freischütz et l’Euryanthe, il osa soutenir celui de Tancrède et de la Cenerentola. A la cause rossinienne, même vaincue, il demeura toujours fidèle. Il se proposait de traiter un jour ce sujet, qui paraît

  1. Cité par M. Ehrhard.
  2. Ibid.