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faire vivre les siens. A vingt-deux ans, il était précepteur dans un château de Moravie. Plus tard, il dut accepter encore d’autres emplois : à la bibliothèque de la Cour, aux archives, et pendant quarante-trois ans le plus grand poète de l’Autriche mena la vie dépendante, humiliée, d’un médiocre fonctionnaire.

Son génie ne le consolait pas. Il souffrit toujours impatiemment les vexations de la censure et la froideur, après l’enthousiasme, de ses concitoyens. Lui-même parfois ne croyait plus en lui-même. Dès 1826, il écrit : « De toutes les peines qui ont jamais assailli l’homme, l’une est la plus amère de toutes : c’est d’être dépouillé de ce qui nous appartenait ; c’est de perdre la couronne qui était sur nos cheveux ; c’est, après que l’on s’est vu mourir, d’aller avec son propre cadavre. » Il lui paraît impossible de survivre au poète, dont il croit observer l’agonie en lui. « La chose est certaine, écrit-il dans son journal ; lorsque le poète aura été jeté par-dessus bord, j’enverrai l’homme à sa suite[1]. »

Le caractère malheureux de Grillparzer ajoutait beaucoup au malheur de sa destinée. Ce cœur, comme cet esprit, ne sut jamais se contenter de singuliers scrupules et je ne sais quelles craintes chimériques l’empêchèrent de goûter plus qu’à demi l’amour qui s’offrait à lui tout entier. C’est une étrange aventure sentimentale que cette liaison de Catherine Fröhlich et de Grillparzer, qui débute par des fiançailles orageuses, bientôt rompues, et dure cinquante années, jusqu’à la mort, sous la forme, je ne dis pas équivoque, mais imparfaite au moins, de l’amitié. Pourquoi Grillparzer n’épousa-t-il pas la charmante Kathi ? J’ai peur que ce n’ait été au fond beaucoup moins pour obéir au sombre vœu de son frère, que par égoïsme et par orgueil. Le poète lui-même analyse mieux qu’il ne l’excuse le sentiment qui l’a retenu. « De notre vie commune, dit l’Autobiographie, je pouvais conclure que le mariage n’eût pas été contraire à ma nature, quoique ce lien ne se soit jamais formé pour moi. Il y a quelque chose en moi de conciliant et de souple qui ne me porte que trop à m’abandonner à la direction d’autrui, mais je ne tolère pas qu’on me dérange et qu’on s’immisce à tout moment dans ma vie intérieure ; je ne pourrais pas le supporter, quand même je le voudrais. Il aurait fallu que dans un mariage je pusse rester seul,

  1. Cité par M. Ehrhard.