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du fleuve des Amazones et, traversant toute l’Atlantique, explora l’extrémité méridionale de la côte d’Afrique. Quelques années plus tard, deux autres bateaux naviguant de conserve, l’un de Dieppe, l’autre de Saint-Malo, mouillaient bord à bord dans les eaux de Terre-Neuve. Pendant vingt années consécutives, de 1510 à 1530, le fameux Jean Ango armait des flottes comparables à celles des souverains, trafiquant en maître avec le Brésil, menaçant Lisbonne et traitant de pair à pair pour des questions d’indemnité avec le roi de Portugal. À la même époque enfin, des bateaux de Dieppe reconnaissaient les côtes de l’Asie méridionale, traversaient l’Océan Indien et jetaient l’ancre devant l’île de Sumatra.

À la fois explorateurs intrépides, corsaires entreprenans et commerçans habiles, les Dieppois gardaient soigneusement, comme les Phéniciens de l’ancien temps, la clef de leurs itinéraires et le secret de leurs expéditions. Ce mystère était une partie de leur fortune, et chacune de leurs découvertes était en quelque sorte un patrimoine exclusif pour leur ville, qui, pendant tout le moyen âge, fut, comme on l’a dit si bien, une sorte de « cité sainte » de la géographie.

Dieppe fut plus et mieux encore. Sur les côtes de l’Océan et de la Manche, dans toute cette région littorale de l’Ouest et du Nord de notre France où l’alliance anglo-calviniste causa tant de déchiremens à la mère patrie, Dieppe lui resta toujours fidèle. Dans un jour de fortune, ses marins s’emparèrent même du port de Southampton et l’occupèrent pendant quelque temps. En 1372, ils contribuèrent puissamment au succès de la bataille navale de la Rochelle ; et, à plusieurs reprises, les Anglais, trop souvent maîtres de cette partie de notre territoire, les traitèrent avec une rigueur exceptionnelle. La plus dure de ces épreuves fut, en 1694, le bombardement de la ville par la flotte anglo-hollandaise. Le port fut comblé, les bateaux détruits ou dispersés, la ville presque anéantie, la ruine presque complète ; et ce n’est que depuis le commencement du siècle que Dieppe a pu se relever patiemment de ce désastre. Mais, bien que toujours en progrès, son mouvement commercial est fatalement comprimé par l’essor du Havre. Dieppe ne connaît pour ainsi dire plus la route des Indes et de l’Amérique, et il est fort à craindre qu’elle ne revoie plus les grands jours et la gloire du passé.